9 septembre 1987

Il t'avait fallu presque un mois avant de rappeler Mayra et de convenir d'une date pour vous revoir. Les émotions ressenties lors de votre dernière rencontre avaient suffi pour chambouler ton quotidien de façon positive et négative. En effet, cette sortie t'avait fait du bien et t'avait permis l'espace d'une soirée de vivre normalement, de constater que le danger ne rôdait pas à chaque coin de rue, et de réaliser que, non, le destin ne t'en voulait pas à toi personnellement. Cependant, des difficultés s'étaient produites lors des retrouvailles inattendues de deux personnes chères à ton cœur et qui malheureusement n'étaient pas encore parvenues à cohabiter avec les sentiments qui les rongeaient ; aujourd'hui comme hier, il t'était nécessaire de composer avec. C'est pour cela que revoir la jeune femme s'était avéré compliqué dès que la rupture avait été annoncée. Le sujet de sa relation avec Aiden menaçait de franchir la barrière de tes lèvres à chaque fois que tu la voyais et lui parlais, ne serait-ce que parce que la politesse voulait qu'on s'enquiert de la santé des proches de l'autre et que les liens du sang te couronnaient sœur de celui qu'on ne pouvait pas nommer.
Toutefois, tu ne pouvais pas éternellement te contenter de quelques nouvelles prises par téléphone ou par l'intermédiaire d'une tierce personne. Mayra avait trop compté dans ta vie pour que tu ne laisses le passé se mettre entre vous tel un fantôme. De plus, tu lui avais fait une promesse.

Ton coup de fil avait été bref, le temps de salutations succinctes et de convenir d'un lieu de rendez-vous neutre. Faire souffrir la métisse ne faisait pas partie de tes projets, il était ainsi hors de questions pour toi de l'accueillir entre les murs de cette maison qui représentait sûrement encore ses rêves communs avec ton frère. Ton choix s'était porté sur Hyde Park afin de pouvoir profiter d'un soleil encore chaud et d'air frais après l'horreur de cette nuit sans fin d'un mois.
Une fois prête, tu avais confié tes enfants à la babysitter et étais partie le cœur léger rejoindre ton amie. Être dehors t'apportait une joie que tu n'aurais jamais envisagé après les événements de mai ;  ne plus être oppressée derrière des murs, ni prisonnière avec tes pensées rendait chaque pas à l'extérieur significatif. Malgré tout, l'inconnu continuait de susciter l'épouvante chez toi Ayleen, tu ne baissais plus le regard face aux visages étrangers, mais ton corps évitait les autres de manière instinctive. Défense vaine contre le véritable danger qui pouvaient revêtir n'importe quelle apparence, les déguisements étant multiples pour ces gens-là. Il ne fallait pas y penser. Continuer coûte que coûte. Vivre.
Sur le chemin, tu entras dans une librairie, cherchant l'offrande parfaite pour ouvrir à nouveau le cœur de la jeune serveuse. Tu optas pour Monsieur Merveille de J.R.R Tolkien, un conte, qui rencontrerait – tu l'espérais – un succès.

Arrivée devant le parc, tu constatas que les arbres avaient perdu pour la moitié leurs feuilles et que seules quelques fleurs à l'apparence pitoyable subsistaient, ce qui faisait perdre de sa majesté à ce célèbre lieu. Cependant, ton attention se portas sur la silhouette familière non loin de toi. « Mayra ! » Le sourire aux lèvres, tu t'approchas et plaças rapidement tes bras autour de la jeune femme. « Je suis heureuse que tu aies pu venir. J'ai pensé que sortir un peu nous ferait du bien... même si le paysage n'est pas aussi grandiose que je l'espérais... » Tu jetas un regard déçu vers le parc avant d'arborer un air malicieux. « Tu es de loin la plus jolie fleur cet après-midi. »

9 septembre 1987

Ses retrouvailles s'annonçaient joyeuses, ou tout du moins c'est ce que tu espérais Alyeen. Tu te rappelais encore du soulagement que tu avais éprouvé quand tu n'avais pas eu à choisir un camp lors de la séparation. Tu ne te voyais pas une nouvelle fois abandonner ton petit frère, ni même réduire une solide amitié de plusieurs année avec la métisse en quelques secondes. Cependant, tu devais concéder que la situation actuelle exigeait des talents d'équilibriste, ou au moins du tact. Tu étais en tous cas heureuse de constater que Mayra ne paraissait pas s'être obligée à venir. À l'époque, vous faisiez en sorte de vous voir toutes les deux à l'extérieur, une sorte de rituel qui n'appartenait qu'à vous et qui vous avez aidé à construire votre amitié.
Le sourire qui t'avait tant fait défaut il y a deux mois ne semblait plus quitter ton visage et trouva son reflet sur le visage de ton amie. Un léger rose vint colorer tes joues alors que le compliment tombait dans ton oreille et qu'elle t'emmena vers un kiosque. « Avec plaisir. J'ai l'impression que cela fait une éternité que nous n'avons pas pu discuter. » Tu avanças avec elle, tenant avec ta main libre livre un sac qui contenant le cadeau que tu comptais lui donner plus tard. « Ils vont bien. Aliénor arrive à se tenir debout maintenant, je crois qu'elle parviendra à marcher avant d'avoir un an. Pour Alistair... » Tu ne pus t'empêcher de marquer une légère hésitation pour laquelle tu t'en voulus immédiatement. « Il est toujours aussi curieux et passe beaucoup de temps avec sa sœur. Je le confie régulièrement à son oncle,  puisqu'il partage le même talent ; lui au moins parvient à répondre à toutes ses questions. » Les non-dits omniprésents dans tes paroles étaient un poids que tu portais, preuve de culpabilité et de faiblesse Ayleen. Si le don d'Alistair n'était pas un secret, tu taisais ton sentiment à ce sujet. Toi qui avais passé ton temps à admirer ton petit frère plus jeune et écrit une dizaine d'ouvrages développant des mondes plus fantastiques les uns que les autres, tu ne tolérais presque aucune magie et faisais parfois payer le prix de tes peur à ton enfants. Légèrement crispée, tu préféras engager la conversation vers un terrain moins miné. « Et de ton côté, ta famille ? » Pendant que tu écoutais la réponse de la serveuse, vous arrivâtes entre temps à la gloriette qui proposait des boissons chaudes, des bonbons et des journaux bien entendu. La une de l'un d'eux attira ton attention. « Mon dieu, tu as entendu parler de ce crime qui aurait été commis par un juge ? On dit qu'ils ont fouillé sa maison et qu'ils ont découvert les cadavres de sept gosses de la région. Le monde ne tourne vraiment plus rond. » Avec ce type de nouvelles qui pullulaient, on ne pouvait s'intéresser à la presse que si on possédait une curiosité morbide, celle qui vous faisait vous rendre dans les cimetières pour voir les tombes des tueurs en série.

9 septembre 1987

Malgré les difficultés que tu pouvais rencontrer en les élevant, discuter de tes enfants t'apportaient toujours de la joie et tu étais ravie de trouver une oreille attentive auprès de ton amie. Tu n'avais jamais eu l'intention d'être comme ces parents qui adulaient leurs progénitures et racontaient à tout le monde les exploits et talents de ces derniers, mais tu devais admettre que tu ressentais de la fierté lorsque Aliénor était capable de prononcer de nouveaux mots, ou qu'Alistair se plongeait dans une nouvelle passion. Certainement qu'il fallait trouver le bon équilibre entre l'obsession et la désinvolture pour entretenir une relation saine avec ses mômes. Tu étais également satisfaite que tes enfants aient de bonnes relations avec un de leur oncle, car Aiden faisait partie intégrante de ta vie et tu ne te voyais pas un jour l'en exclure.
Parler de lui revenait souvent à évoquer la magie et les nombreuses controverses qu'elle pouvait engendrer, notamment auprès des êtres qui n'en possédaient pas, comme toi et elle. Tout le monde ne gérait pas l'existence d'un autre monde et d'individus à part de la même façon, et à dire vrai, tu appréhendais toujours un peu les réactions de Mayra lorsque l'on parlait de la magie. Tu savais qu'elle avait été initiée à cet univers grâce à ton frère, mais tu ignorais si elle avait souffert de sa condition les mois qui avaient précédés leur rupture. Obtenir des confidences de l'un ou de l'autre à ce sujet s'était révélé compliqué, presque impossible. Tu devinais que la grande implication de l'ancien Poufsouffle dans l'Ordre – les dangers auxquels il s'exposait - avait été un des motifs, mais y en avait-il eu d'autres ? « Je le pense aussi... Alistair est à un âge où la magie est quelque chose de... pure et de fascinant. Il n'en reste pas moins qu'elle peut être dangereuse quand on ne la contrôle pas... » Ou qu'on s'en sert pour faire le mal. Mais tu préférais taire cette constatation qui jetterait de l'ombre à votre réunion. « Tes neveux doivent être les plus heureux avec des parents et une tante qui les aiment autant. Ils ont été intéressés par le livre sur le folklore anglais qu'ils ont reçu pour leur anniversaire ? J'ai longuement hésité entre ça et un film d'horreur sur les zombies....» Le sujet de ses neveux te vint naturellement, tu n'étais pas aussi proche d'eux qu'elle ne l'était de ton fils, mais tu prenais de temps en temps de leurs nouvelles.
Cependant, même deux garçons aussi adorables qu'eux ne pouvaient te faire oublier l'une des raisons de cette rencontre : savoir qui l'accompagnait lors de la soirée roller disco. La routine dont parlait la métisse n'était peut-être pas aussi calme qu'elle le laissait entendre. Tu ne fis pas de remarque immédiate, car tu aurais bien l'occasion de la titiller à ce sujet plus tard, et pour le moment les informations diffusées par la presse attiraient davantage votre attention. « J'aimerais pouvoir te dire non. » Réponds-tu avec un sourire triste. « Mais on n'effacera jamais les défauts des humains... On ne peut qu'espérer que ces atrocités diminuent. Je dois avouer qu'il est fatigant de ne pas voir de résultats concrets de la part des autorités, mais il faut apprécier les petites victoires, comme apprécier un bon thé avec une amie ou chercher l'amour. » Tu souris et quittes un instant des yeux la jeune femme pour regarder autour de toi. « Je ne les pense pas fous, tu sais. Ils m'ont eu l'air d'être au contraire plutôt organisés, mais un peu comme des enfants qui ne se contrôlent pas lorsqu'ils sont excités ou en colère... Des individus immatures qui ont eu la chance de naître avec des capacités... Enfin, ça c'est le discours que je tiens lorsqu'on me demande comment je me sens vis-à-vis de ce que j'ai vécu. En vérité, ce sont simplement des monstres égoïstes avec des visages humains, un peu comme ceux que tu dois affronter parfois Mayra. Finalement, le crime est encore plus effrayant lorsqu'il est purement gratuit...»

9 septembre 1987

Parler avec Mayra te donnait l'impression de retrouver un peu de normalité, de refaire partie d'un monde duquel tu t'éloignais de plus en plus. Même les sujets les plus banals avaient désormais une attractivité particulière pour toi. Ce besoin d'éloigner l'étrange et le fantastique dans ta vie s'accompagnait toujours d'un sentiment de culpabilité. La magie avait beau ne pas couler dans tes veines, elle faisait presque partie intégrante de ta vie puisqu'elle était une compagne pour certains de tes proches. Ainsi, t'en éloigner n'était qu'une solution éphémère. Mais la sérénité et la rationalité qui dirigeaient la vie de ton amie te permettaient bien souvent de réaffirmer tes positions et la voie que tu suivais. Vos parcours avaient beau avoir été différents, Mayra restait une personne de bons conseils et désireuse d'aider son prochain. Tu souris face à ses mots rassurants concernant Alistair, et décidas de ne pas nuancer l'optimisme dont elle faisait preuve à ce sujet. Elle ignorait après tout les détails de l'incident dont tu avais été victime il y a plusieurs mois et n'avait probablement jamais rencontré de sorcier ne maîtrisant pas sa magie. Tu l'enviais. Et en même temps, peut-être qu'il s'agissait d'éléments qui deviendrait son avenir, peut-être qu'il te faudrait la prévenir... au risque de briser ce qui lui restait d'illusions sur le monde auquel appartenait ton frère. Non, tu ne pouvais pas. Égoïstement, tu conservais l'espoir que Aiden et Mayra se réconcilieraient et redeviendraient un couple, et tu ne souhaitais pas que tes paroles deviennent un obstacle. D'ailleurs, la façon dont la serveuse évoquait ses neveux te montrait la mère merveilleuse qu'elle pourrait devenir.
Ces pensées apaisantes s'étiolèrent en approchant du kiosque et des unes sombres des journaux.  Les mots écrits étaient autant de poignards dirigés contre un cœur déjà bien trop abîmé et qui pansaient sans cesse de vieilles blessures, jamais véritablement refermées. Votre commande passée, tu embarquas le macchiato et les bonbons, suivant la jeune femme jusqu'au banc le plus proche. Le monde ne tournait plus rond et on voulait vous convaincre que tout va bien. « Tu as raison, les bons moments sont essentiels durant les périodes troubles. » Tu fis une pause pour avaler une friandise et huma le pétrichor qui envahissait le parc. Comment allais-tu pouvoir aborder le sujet de son rendez-vous galant ? Tu ne désirais pas passer pour une duègne ou quelqu'un de la police des mœurs, néanmoins tu demeurais curieuse. « Trouver l'amour peut faire partie des victoires dont tu parlais... L'homme avec qui tu étais lors de la soirée roller m'a paru être sympathique. » Tu lui jetas un petit coup d’œil pour jauger sa réaction et continuas. «  J'espère que notre présence n'a pas chamboulé tout ton rendez-vous. » Tu étais sincère Ayleen. Tu avais beau caresser le doux rêve de réunir les deux anciens amants, tu n'étais pas prête à les forcer et surtout à priver la jeune femme de son bonheur si elle le trouvait ailleurs. « Les circonstances ont fait que j'ai dû partir plus tôt, mais j'ai aussi jugé plus opportun de ne pas... de ne pas te laisser avoir une conversation avec Aiden. » Le prénom était prononcé, le sujet ne pouvait plus être évité.

9 septembre 1987

En voyant Mayra rougir, tu fus frappée par la soudaine évidence que le passé et les souvenirs qui te liaient à elle s'éloignaient petit à petit. Tu ne pouvais pas cacher que la nostalgie faisait partie des raisons qui rendaient vos rencontres spéciales, et que le sentiment d'être auprès d'une personne que tu estimais connaître suffisait à te ravir. Pourtant, même si par moment, tu retrouvais la jeune femme pétillante et curieuse qui vous avait fait succomber toi et ton frère, le plus souvent, tu avais face à toi une personne désormais plus réservée, que les difficultés avaient endurcie. Tu étais sincère quand tu disais vouloir la métisse heureuse, même si cela signifiait qu'elle t'oublie et fasse une croix sur Aiden. Longtemps, la demoiselle avait privilégié le bonheur de son fiancé, taisant probablement ses inquiétudes et ses doutes, jusqu'à la rupture. Pendant cette douloureuse épreuve, c'est sur ton épaule que le sorcier s'était épanché, et c'est lui que tu avais consolé, abandonnant ainsi ton amie. Ces mois teintés de regret marquaient encore ton esprit, source inépuisable de culpabilité. Certes, tu n'avais pas tourné le dos à ton ancienne belle-sœur, puisque le contact n'avait pas été rompu, pourtant, tu avais inévitablement fait un choix à ce moment-là. Un choix que tu compensais depuis quelques années en renouant avec de vieilles habitudes et en faisant de nouvelles promesses.
La tendresse que tu éprouvais pour Mayra était mêlée à la curiosité de savoir ce qu'elle devenait, comment elle mûrissait. Tu ne t'étais jamais donné le titre de sœur en sa présence, consciente que ce rôle était déjà tenu, mais cela ne t'empêchait pas de la considérer comme telle dans ton cœur. Son bonheur était donc essentiel, qu'elle le trouve avec l'ancien Poufsouffle ou ce Devon. « Devon. » Tu repris le prénom, l'essayant contre ta langue, cherchant à habituer tes oreilles si cet homme devait prendre une quelconque importance dans la vie de la serveuse. Complimenter un inconnu sur l'impression qu'il t'avait laissée n'était pas difficile, et sincèrement tu ne pensais pas la jeune femme capable de sortir avec un idiot ou une personne malveillante. « Et très charmant aussi. » Ton attention se trouble un instant et tu dois faire un effort pour avaler ta salive. Ah. Tu n'avais pas pensé que les choses changeraient si vite. Ou peut-être que c'était toi qui demeurait encore dans le passé, dans l'image que tu avais construite pour ces deux êtres chers. Bienveillante, la métisse continue et te pardonne sans difficulté, tandis que tu profites du réconfort apporté par le macchiato pour chercher tes prochains mots. Tu voulais qu'elle comprenne que tu tenais à elle. « Je pense, et ce n'est que mon humble avis, que vous éviter ne rend les choses que plus difficiles... Peut-être que vous pourriez commencer par vous écrire des lettres ou vous téléphoner ? Cela te donnerait du temps pour réfléchir à ce que tu éprouves, et mieux, à ce que tu veux. » Lentement, tu attrapas une des mains de la jeune femme et la serras. Même avec le vent froid, tu parvins à sentir sa chaleur, et cela te rassura. « Je peux pas pas parler pour Aiden, mais je sais qu'aucun de vous deux ne parvient à aller de l'avant, ni à se réconcilier avec le passé. » Tu poursuivis plus doucement. « Aller de l'avant, ne veut pas forcément dire oublier ni même renoncer Mayra. Cela peut aussi signifier que tu n'as plus de regret ou que tu continues d'agir selon tes convictions. Il n'y a que toi qui puisse choisir la meilleure option. »