« Félicitations madame, c'est une magnifique petite fille ! » L'infirmière, un sourire éclatant sur les lèvres, glissa le bébé entre les bras d'une femme épuisée et luisante de sueur, souriant néanmoins face au visage rosé de son enfant. Miss Thompson, bien qu'elle ne l'avouera jamais, était ravie en cet instant de pouvoir imaginer sa vie en élevant une petite fille. Ses deux garçons faisaient son bonheur mais avec une enfant, elle savait d'avance qu'elle aurait une plus grande influence sur son éducation que sur celle de ses fils, que son mari planifiait déjà d'une main de maître, malgré leur jeune âge. Néanmoins, Mr Thompson, assis non loin de sa femme dans la chambre épurée de l'hôpital, arborait une grimace non-dissimulée. « Il me semblait pourtant que vous aviez clairement mentionné que le sexe de l'enfant tendait plutôt vers celui d'un garçon. » L'infirmière eut du mal à masquer son trouble. « Certes, nous pensions que ce serait un garçon. Cependant, sans échographie, l'hypothèse ne pouvait être pleinement validée. Nous vous en avions informé. » D'un geste agacé, Edouard Thompson balaya l'air de sa main pour congédier la jeune aide soignante. Pinçant les lèvres, celle-ci s'éloigna d'un pas vif, jetant un ultime regard vers la mère et son bébé, croisant les pupilles vaguement lassées de Dehlia Thompson, qui laissa échapper un soupir en avisant son mari. « Peu importe très cher, vos deux fils se portent à merveille, n'est-ce pas ? Une fille ne vous portera pas préjudice. Et si vous vous inquiétez quant à son prénom, Auden peut très simplement devenir Aude. ─ Il en est hors de question. Cet enfant s'appellera Auden, comme nous l'avions prévu. Inutile de changer nos plans pour un bébé idiot qui a préféré naître fille plutôt que garçon. » Dehlia ne put retenir un rire crispé. Ce que son mari pouvait se montrer borné et mauvais lorsque les choses ne se passaient pas comme il l'espérait.


« Auden, petit, je sais bien que ta mère n'a guère d'autres choses à faire durant la journée, mais tu pourrais prendre la peine de l'aider à débarrasser la table, non ? Tu as deux mains, deux bras, deux jambes, tu sais parfaitement marcher et tu es tout de même assez dégourdi pour porter deux ou trois assiettes. » La fillette de 4 ans cligna un instant des paupières, presque étourdie. Dans son esprit de petite fille, elle avait encore un peu de mal à comprendre pourquoi son père ne cessait de la considérer comme un garçon, tout en la rabaissant constamment. Elle jeta un regard un peu perdu vers ses deux frères aînés qui chahutaient déjà dans le salon, ayant eu le droit de quitter la table plus tôt qu'elle. En voyant son désarroi, Finn repoussa un instant son jumeau pour se précipiter vers la table. « Je suis plus âgé, je peux m'en occuper ! » Il eut à peine le temps de tendre la main vers un verre lorsque son père l'en empêcha d'une poigne de fer. « Il ne me semble pas t'avoir demandé de te charger d'une si basse besogne, Finn. Retourne dans le salon auprès de ton frère. Auden s'en chargera. Il peut bien faire ça, il n'est bon à rien d'autre pour l'instant. » Fitzroy, qui s'était approché derrière son frère, fronça les sourcils et redressa la tête. D'une voix qu'il espérait  ferme, il s'exclama : « Mais Papa, Auden est une fille, pas un garçon. » Plissant les yeux, Edouard Thompson darda son regard flamboyant sur son fils. « Mon garçon, combien de fois t'ai-je demandé de m'appeler Père ? Tu n'as donc pas le moindre respect pour moi ? Quant à Auden, inutile de te soucier de la façon dont je l'appelle. Cela te concerne-t-il ? J'en doute fortement. Alors, retourne à tes jeux et occupe-toi de tes propres problèmes. Me suis-je bien fait comprendre ? » Effrayé, Fitzroy hocha la tête, les larmes aux yeux. Finn glissa sa main dans la sienne et les deux frères s'éloignèrent, jetant un dernier coup d'œil vers leur petite sœur qui tremblait presque sur sa chaise. Puis, avisant le visage furieux de leur père, ils se détournèrent rapidement et quittèrent la pièce. Les jumeaux ayant disparus, Edouard se retourna à nouveau vers sa fille, qui l'observait d'un regard inquiet. « Et toi, es-tu sourd ? Ou te penses-tu exempt de suivre mes ordres ? Lève-toi et aide ta mère à débarrasser la table ! » Se glissant au sol, Auden s'empressa d'attraper son assiette avant de se précipiter vers la cuisine. Trébuchant sur le chemin, elle bascula vers l'avant et le verre de l'assiette explosa sur le sol, s'éparpillant de tous les côtés. Pleurant à chaudes larmes, mais dans un silence qu'elle avait déjà appris à maîtriser, elle se releva à la hâte, grimaçant de plus belle en apercevant la coupure qui lui transperçait la main. « Delhia, viens donc t'occuper de ton incapable de fille, grogna Edouard en quittant la table. Si elle finit un jour par savoir faire quelque chose de ses mains, ce sera un réel exploit. » Il reposa sans ménagement le verre de vin qu'il venait de terminer d'une traite, avant de s'éloigner. Il n'y avait que quand Auden faisait des erreurs qu'il prenait la peine de lui rappeler qu'elle n'était qu'une petite fille qui ne semblait pas valoir grand chose.


Assise sur le rebord en bois de sa fenêtre, Auden fixait d'un regard embué la pluie s'abattre vivement contre le verre qui la séparait de l'extérieur. Le temps semblait en accord parfait avec le désespoir de son cœur. Les années passaient avec une lenteur étouffante, la laissant inlassablement prisonnière d'une maison où elle ne se sentait à sa place que dans les étreintes chaleureuses de ses aînés, les seuls à la soutenir et la comprendre. Elle avait beau avoir 11 ans et son père avait beau avoir finalement pris la peine de parler d'elle comme une fille, il ne manquait pas l'occasion de la traiter comme tel non plus. A ses yeux, elle n'était bonne qu'à s'occuper de la maison, apprendre à se taire le plus possible, à se montrer encore plus effacée qu'elle ne l'était déjà et à garder ses états d'âme pour elle. Les garçons étaient déjà poussés vers des voies brillantes, là où face à son rêve de faire sa vie entre les livres et les notes harmonieuses de son violon ses parents ne faisaient que grimacer. Auden avait grandi entre un père qui ne voyait à travers elle que le troisième garçon qu'il n'avait pas eu et une mère qui ne cessait de l'appeler Aude, ravie pour sa part d'avoir une fille pour l'aider à la maison. Dehlia s'était toujours contentée de la vie que son mari lui demandait : rester à la maison pour faire le ménage et ne se divertir qu'avec du fil et une aiguille. Auden, bien qu'encore jeune, ne comprenait pas comment on pouvait accepter une vie aussi fade et morose. Elle rêvait souvent de grande scène où les gens s'émerveillaient de son talent au violon, ou encore d'une grande et sublime librairie où elle pourrait discuter autant qu'elle le voulait avec des gens aussi passionnés qu'elle. A la place de ça, elle était inscrite dans une école réservée aux filles, où on lui apprenait à cuisiner, à coudre et à assimiler les bonnes manières. « Tu feras une merveilleuse femme au foyer ! » Sa mère ressassait sans cesse ces quelques mots, transperçant à chaque fois un peu plus le cœur de la jeune fille. Si elle n'avait pas au moins eu la possibilité de suivre des cours d'anglais, d'histoire, de français, de sciences, de littérature, elle ne sait pas ce qu'elle serait devenue. Elle n'aurait eu aucun moyen de s'épanouir et de se découvrir une passion débordante pour les mots. Qu'elle les lise ou les écrive elle-même, cet univers si particulier qu'elle pouvait se construire lui permettait d'échapper à la tristesse de son enfance. Heureusement, tout dans cette maison n'était pas noire. Sa mère ne semblait pas voir à quel point elle souffrait de cette vie toute tracée, enfermée à l'intérieur, sans pouvoir réaliser ses rêves. Cependant, elle respectait ses passions et n'avait pas reculé face à son désir de commencer le violon il y avait quelques années. Les livres de la bibliothèque étaient tous à sa disposition, même si son père rentrait régulièrement dans une colère noire lorsqu'il la voyait passer trop de temps entre les étagères de livres plutôt que dans la cuisine. Et puis, il y avait ses frères bien entendu. Dès qu'elle le pouvait et dès qu'ils étaient rentrés de leur école, Auden les rejoignait dans leur chambre, dans laquelle ils discutaient, se chamaillaient et riaient à gorge déployée, autant de temps que possible, jusqu'à ce que Edouard n'apparaisse pour ordonner à sa fille de retourner à ses tâches. Leur père ne s'en rendait pas compte, mais Fitzroy et Finn passaient énormément de temps à arranger certaines pièces de la maison dans le dos de leur paternel, afin de permettre à Auden de prendre un peu de temps pour elle. Ce n'était que des gestes et des pensées minimes, mais qui éclairaient son quotidien aussi vivement qu'un soleil d'août.

« Auden ? Tu es là ? Il y a quelqu'un ? » Finn avait déjà entrouvert la porte de l'appartement de sa sœur, passant la tête dans l'ouverture pour voir si la jeune femme était chez elle. Celle-ci surgit subitement, simplement vêtue d'un peignoir et ses cheveux blonds dégoulinant dans son dos, encore à moitié recouvert de savon. « Finn ! Bon sang, tu aurais dû me prévenir ! Je m'attendais à quelque chose d'important ! Je me suis précipitée hors de la douche par ta faute. Fais comme chez toi, je t'en prie, je n'en ai plus pour longtemps. » Et aussi vite qu'elle était apparue, elle tourna les talons pour rejoindre sa salle de bain et terminer sa toilette. Son frère n'eut même pas le temps de protester et encore moins de l'informer que Fitzroy arrivait lui aussi. Il haussa alors les épaules en riant, déposa son manteau sur le canapé du salon et entra dans la cuisine pour se servir un verre d'eau. Il s'assit à la table et avisant un carnet posé là, il l'ouvrit pour le feuilleter, n'ayant rien d'autre à faire en attendant le retour de Auden. Il n'eut d'ailleurs aucun mal à reconnaître l'écriture raffinée et délicate de sa benjamine, qui avait étalé sur le papier poèmes et pensées en tout sens. Il lisait encore lorsque la porte d'entrée s'ouvrit, annonçant l'arrivée de son jumeau. Celui-ci le rejoignit en quelques instants, jetant par la même occasion un coup d'œil sur ce qu'il regardait. « Encore un talent caché de notre incroyable petite sœur ? » Finn hocha la tête avec un sourire, fasciné par les émotions qui s'échappaient des mots transmis par la jeune femme. Celle-ci surgit brusquement dans la pièce, serrant Fitzroy contre elle sans prévenir. « Tiens donc, on rentre chez moi comme dans un moulin visiblement ! » Avec un rire, elle se pencha à son tour pour jeter un œil à ce que Finn semblait observer. Lorsqu'elle reconnut l'un de ses nombreux carnets d'écriture, elle sembla paniquer en quelques secondes. Elle s'en empara aussi rapidement que possible, se râclant la gorge pour tenter de dissimuler son embarras. « Oh hum, vous... avez trouver le carnet de mon amie ? Haha... Hum, elle écrit bien, n'est-ce pas ? » Réalisant qu'elle venait d'affirmer qu'elle écrivait bien et qu'elle manquait affreusement de confiance en elle pour être certaine d'une telle chose, elle reprit en riant nerveusement. « Enfin, ce n'est pas trop mal, dirons-nous. » Aussi rouge qu'une tomate, elle avisa les regards amusés de ses frères et elle poussa un long soupir. « N'en parlez pas à Père s'il vous plaît, s'il se rendait compte que j'aime écrire, il décidera sûrement de me marier sur le champ et de me retirer du journal où je travaille. Ce serait trop en lien avec quelque chose qui me tient à cœur. ─ Ce n'est même pas ce que tu veux vraiment faire, argua Finn avec un sourire contrit. ─ Certes, mais ce serait déjà bien assez pour lui. » Auden avait prononcé ces mots avec amertume, parce que c'était un peu trop vrai pour ne pas la blesser. Elle disparut quelques secondes pour ranger le carnet dans sa chambre, avant de retrouver de nouveau ses frères dans la cuisine. Se laissant tomber sur une chaise, elle reprit avec un sourire. « Assez parlé de moi ! Qu'en est-il de vous ? ─ Tu rigoles Auden, on ne parle jamais de toi ! pouffa Fitzroy, même s'il était très sincère. Tu changes toujours la conversation pour prendre de nos nouvelles. Pense un peu à toi, par moment. ─ N'importe quoi, nous avons parlé de moi juste avant, on peut bien parler de vous désormais, dit-elle avec un sourire en ignorant la dernière phrase de frère. ─ N'y pense même pas, reprit Finn. Nous sommes ici pour toi et non pour nous. Comment cela se passe au journal ? Tu t'y plais au moins un peu, depuis que tu as commencé ? ─ Cela ne fait que quelques semaines, mais oui, ce n'est pas trop mal. Mon patron n'est pas trop désagréable, c'est déjà ça. » Auden ponctua sa phrase d'un grand sourire et ses frères soupirèrent. Elle ne s'étalait jamais sur ses ressentiments, malgré toute la confiance qu'elle avait en eux. « Tu joues toujours du violon dans ce petit restaurant certains soirs j'espère ? demanda Finn. » La jeune femme ne répondit pas, mais les étoiles qui pétillaient dans ses yeux étaient suffisantes pour comprendre que la réponse était positive.
Auden n'avait pas encore la vie dont elle rêvait vraiment. Elle n'avait pas sa propre librairie, ne jouait pas du violon professionnellement et vivait encore sous la coupe de son père, mais elle travaillait et n'avait pas encore été obligée de se marier. C'était déjà un grand pas pour elle, mais elle n'en démordait pas, même si parfois elle perdait un peu espoir. Ses frères étaient toujours là pour passer régulièrement et lui rappeler ce pourquoi elle voulait réellement se battre et cela lui faisait pour se sentir finalement un peu à sa place.