On l'avait vite renvoyé chez lui, Ruben. On avait besoin de tous les lits disponibles pour ceux qui étaient plus mal en point que lui, alors une fois les débris de verre retirés, et la plaie refermée, il avait pu rentrer chez lui. Tournant comme un véritable lion en cage, entre les murs de ce petit studio, sans avoir de nouvelles de personnes, il s'était avéré parfaitement incapable de concentrer son esprit sur quoi que ce soit: ni la lecture ni même la musique ne parvenant à apaiser l'angoisse folle qui lui étreignait le coeur. Qu'était-il advenu de Marlène, Idriss, tous les compagnons de l'Ordre. Et Salma?
Il était repassé à la boutique, espérant y trouver le vieux Shafiq sain et sauf, espérant qu'elle serait restée avec lui, qu'ils se seraient barricadés au mieux, s'abritant et se protégeant mutuellement. Mais il n'y avait eu que le vieux, laissé à son sort, sauf, mais rongé par l'inquiétude.

Le hall de Ste Mangouste ne semblait jamais désemplir, les arrivées successives de familles venues voir l'un des leurs, les brancardiers qui slalomaient avec agilité dans cette foule compacte, véritable marée humaine, chaotique masse, grappes informes de visages inquiets, certains marqués par la fatigue, d'avoir attendu des jours durants, installés dans les chaises inconfortables des couloirs bondés, avec pour fond sonore, la cacophonie des discussions du personnel soignant, les gémissements de quelques blessés en attente de soins, ou pleurs d'enfants. Décidément, les hôpitaux, d'un côté ou de l'autre, avaient tous la même allure d'apocalypse.
Après avoir finalement pu obtenir des informations au sujet de Salma, auprès d'une standardiste revêche, il s'était faufilé dans les étages pour gagner celui où se trouvait la chambre 102. - Je vous préviens, la conversation est très limitée. Avait lancé la guérisseuse en chef, peu enthousiaste à l'idée de le laisser entrer, en lui jetant un regard assez peu avenant. Sans s'attarder, il avait poussé la porte, pour se retrouver face à une vision qui, sans surprise, n'était pas des plus joyeuses.

Assis dans le fauteuil près du lit, il la regardait depuis de longues heures déjà, paraissant si paisible, presque bien. La poitrine se soulevait et s'abaissait à un rythme régulier, et de ses lèvres s'échappait de temps à autres des murmures étranglés, désordonnés et parfois plaintifs. Dans ces moments là, il tendait l'oreille, un peu désemparé, ne sachant pas exactement quelle conduite adopter. Inconsciemment pourtant, il s'était surpris à glisser sa main dans la sienne, à parcourir du bout des doigts, le bras qui sortait de la chemise d'hôpital. Nouveaux flot de mots, incompréhensibles, parmi lequel, un prénom pourtant, s'échappait parfois. Toujours le même. Un prénom qui sonnait familièrement à son oreille. Vaguement. - Salma? De nouveau le silence.

La douleur qui empare le corps, le cœur, et tout qui se mélange, dans ce monde empli, les gens qui se bousculent sur une place beaucoup trop petite, sans savoir respirer, hurlant, le voyant, Abraham, sur une estrade, tellement loin, ta main qui essaie de l’attraper, et lui qui s’éloigne, la place qui s’allonge et tu te noies, dans les tréfonds de la noirceur du monde. Tout aurait pu mal tourner, tu aurais pu le rejoindre, le prendre dans tes bras, lui demander pardon, de ne pas avoir été là, de ne pas l’avoir protégé, alors que tu aurais pu simplement mieux écouter, empêcher Perceval, le supplier. Abraham était mort, par ta faute, tu n’arrivais pas à t’empêcher de penser ça, pauvre Salma, bouffée par la culpabilité, par la solitude, de cette perte de celui qui a été le meilleur ami que tu n’avais jamais eu, que tu n’aurais plus jamais. Tu entends sa voix, qui te hante, meurtrière, qui n’a pas été là quand il le fallait, et tu t’agites dans ce lit, emplie de gémissements, hurlant à l’intérieur, en espérant que tout serait différent à ton réveil, que le monde aurait changé, et qu’il serait là, à ton chevet, te disant que tout n’était qu’un mauvais songe, que tu as trop d’imagination, que vous resterez toujours ensemble, ô Abraham, et son sourire, comment arrives-tu à vivre en ne le voyant plus tout les jours Salma. Tu entends une voix, lointaine, familière, tellement belle, que ça te donne envie de courir, courir, écarter les gens, avancer sur cette place, jusqu’à la lumière blanche, et d’ouvrir les yeux. Tout te semble flou, en coton, irréel quand tu le vois, là, près de toi, Ruben, et ton myocarde qui s’électrochoc, directement, à son contact. « Ruben … » et sa main dans la tienne, que tu ne lâches plus, jamais, plus jamais. Tu repenses à tout ce qui s’est passé, à la douleur, au sang sur le sable, à la corne qui s’empale, à la grotte, à lui, lui qui a toujours été là, dans ton cœur, dans ton esprit, te parlant au fond de toi, pour que tu te battes. « J’ai cru que je ne te verrai plus jamais. » Tu es là, vidée de tout, essayant de reconnaître les lieux, dans cette chambre de St-Mangouste, sauvée, tu es sauvée Salma, encore un peu, pas ton heure, encore des cartes à jouer, des choses à dire. Tu dois le venger Salma, c’est pour ça que tu es là, ton but n’est pas encore atteint, tu dois protéger Myrcella, tu dois le faire payer, pour Arabella, pour Abraham, tu es la seule qui peut encore faire quelque chose.

Faible, à peine réveillée, pas encore guérie, mais sa main chaude, qui ne te lâche pas, et là, tu comprends ce qu’est un couple, ce que sera ta vie, pour le meilleur et pour le pire, à tout jamais. « Je me suis fait attaquée par un grapcorn, c’est tellement ridicule … » Tu le regardes, tes lèvres qui se pose sur cette main tant désirée, à jamais tienne, pour toujours, tu es prête à te battre, contre vents, et marées, contre Astor et les autres. « Et toi ? Tu étais à la maison quand c’est arrivé ? Tout le monde va bien ? » Tu soupires, pensant aux autres, Zahra, Myrcella, même Astor passe dans ton esprit. Tu ne veux plus perdre quelqu’un Salma, tu as déjà tant perdu, tu as perdu Abraham, ton âme sœur, ton frère, la moitié de toi, déchirée, te laissant là, errant sans but, brisée par le poids du secret.

Il sent l'agitation, derrière ces paupières closes, le trouble violent, tourbillon destructeur en dedans, qui n'est jamais bien loin, prêt à tout engouffrer sur son passage, ne plus rien laisser intact, encore moins les petits morceaux d'âmes, presque trop fragiles pour être recollés. Il murmure des mots, n'importe quoi, juste des mots qui veulent apaiser, le baume qu'aucune potion ne peut reproduire, même les plus complexes, ou celles qui n'ont pas encore été inventées. Parce que l'humain a cet étrange pouvoir, si salvateur, mais parfois également tellement destructeur. L'ambivalence qui montre la finitude et l'insignifiance de l'espèce, pas assez évoluée pour cesser de se faire la guerre à elle-même pour des motifs grotesques. Semer la mort et le chaos, se déchirer pour des notions qui sont tellement plus vastes que les petites vies dont ils ne sont que des visiteurs éphémères. La main dans la sienne, elle la serre, presque inconsciemment, ce qui le sort de cette torpeur où il était terré, rongé par l'inquiétude et aussi par la colère, la honte, un sentiment d'impuissance et d'injustice qui bouillonne dans ses veine, de la voir payer pour la bêtise de quelques un, d'un monde qui ne se comprend plus lui-même. La voir être un dommage collatéral dans une guerre qu'elle n'a pas choisie, pas voulue.

Quelques instants plus tard, la voix s'élève, faible, un peu éraillée; mais malgré tout si douce. Elle prononce son prénom, avec la même tendresse, celle qui a toujours été là, enrobant son être dans les prunelles mordorées; une tendresse qu'il n'a jamais vu avec autant de netteté qu'à ce moment précis où il lui semble voir Salma sous un jour un peu différent. - Shh, je suis là.. les mots ne viennent pas comme il voudrait, cette banalité l'afflige, mais ce sont les seuls à avoir franchi la barrière de ses lèvres. L'inquiétude dont il n'avait même pas réellement mesuré l'amplitude l'empêche d'articuler ses pensées avec autant de facilité que d'habitude. - Comment te sens tu? bravo, question stupide, merci ruben... se morigène-t-il intérieurement, alors qu'elle tourne sa situation en dérision, douce Salma, toujours à se faire passer en second plan. Il en prend toute la mesure, soudainement, comme une claque qui vous sort d'une drôle de léthargie éveillée. Il a un pincement au coeur en pensant à ce simple état de fait tout bête, mais qui subsiste depuis si longtemps, qui est presque un "réglage" par défaut. - Dis moi si tu as besoin de quoi que ce soit; un peu d'eau peut-être? La carafe est posée là, sur la table de chevet, un gobelet juste à côté, mais hors de sa portée à elle. Les rôles, pour une fois, sont inversés, elle a toujours été aux petits soins lors de ses pleines lunes, les retours pénibles à l'humanité, après que la bête a déchiqueté de l'intérieur pour régner, l'espace d'une nuit, ces heures qui ne sont pas grand chose mais qui à chaque fois réclament au corps un lourd tribut. Cette fois, c'est à lui d'être là pour elle, un bien maigre retour, surtout à la lumière de leur discussion du mois précédent, et tout ce qui a précédé, lui, et son aveuglement. - Tout le monde va bien, Zahra n'a eu que des égratignures. Elle et ton grand-père sont passés hier, ils t'ont apporté quelques affaires. Il désigne le petit sac de voyage posé sur la chaise de l'autre côté du lit.

Pour l'instant, il ne pense à rien d'autre, qu'à son bien-être à elle, son confort, ses besoins, et il entrevoit ce que c'est que la vie à deux, se préoccuper de l'autre plus que de soi-même. Il se dit que ça pourrait être si simple, si beau, et que la solution, le bonheur pourrait être finalement tellement proche, tellement à leur portée.

Les bribes de souvenirs qui apparaissent à nouveau, alors que tu reprends connaissance, sa main si chaude, que tu ne veux plus lâcher, l’amour qui t’enveloppe, si merveilleux, si parfait en cet instant qui aurait pu être que malheur, et pourtant, vous n’avez jamais été autant un couple que là, dans la douleur et la peur de perdre l’autre, toi, ne voyant que lui, lui et son nom qui a déchiré tes lippes ensanglantées quand tu as cru mourir, là-bas, dans le sable, mort digne pour une fille qui a retiré cette chance à ces amis, d’avoir leur belle mort, aucun n’ayant eu la chance de mourir de vieillesse, de mourir, le sourire aux lèvres en pensant aux choses acquises. Tu ne penses qu’à lui, lui et ses joues encore humides quand tu l’as touché pour la dernière fois, tes perles d’argent se mêlant aux siennes, Abraham qui te hante comme un mirage, alors que tu as l’impression de le voir au pas de la porte, déçu que tu ne viennes pas avec lui, sa main tendue vers toi, laisse toi aller Salma, ne te bats plus et rejoins l’autre monde, où ils t’accueilleront les bras ouverts, où les regrets laisseront place à la joie de retrouvailles que tu attends, impatiemment depuis des années. Tu le vois, lui et cet halo de lumière qui l’entoure et tu te rends compte Salma, que tu ne te souviens plus de son odeur, de tout ce qu’il était, du son de son rire, les souvenirs qui s’étiolent et toi qui crève de trouille, de ne plus l’avoir près de toi, lui qui a construit ton monde, le meilleur ami qui t’a laissé seul dans ce royaume trop grand et toi, qui ne peut en parler à personne, hurlant dans les pièces vides, gigantesques, hantées de ces cris de douleurs, de ces cris de peurs de ces deux jeunes en pleine vie, fauchés en pleine gloire. Plus rien est réel, à part cette main que tu serres, que tu embrasses encore et encore, juste un peu, juste une seconde, deux, où tout te semble normal, où tu ne penses plus à Astor, à tout ce que tu as, que tu risques de perdre au prochain coup de vent, à ce couple que tu essaies de créer, aussi fragile qu’un château de carte, s’effondrant au moindre mistral. « Je me sens comme une fille idiote qui s’est fait dégommée par un grapcorn » tu rigoles, profitant de chaque seconde comme si c’était la dernière, comme si une autre catastrophe allait te tomber dessus, parce qu’on t’a donné la chance de le revoir une dernière fois. « Tu sais quand j’étais allongée sur le sable, que je croyais que j’allais mourir, j’ai demandé qu’on me laisse survivre juste quelques jours de plus, pour que je puisse voir ton sourire une dernière fois. » Tu souris encore, plus aucun bouclier, plus aucune pudeur, pas assez de temps pour tout ça, le sablier qui continue d’écouler le peu de temps qui te reste, les années qui passent comme des clignements, un, deux et tout sera fini, s’écroulant dans le néant, tout ce que vous aurez accompli sombrant dans l’oubli, alors autant profiter de l’instant. « Plus niais que ça tu meures. » Tu es enfin toi, arrivant à te montrer, à laisser paraitre la candeur, la folie, la joie derrière le masque des incertitudes, derrière la droiture acquise pour la laisser s’envoler elle, elle, Zahra si belle avec ses ailes, alors que toi tu apprécies la terre, les choses concrètes, tu lui laisses la liberté, prenant simplement quelques secondes pour la regarder sourire. « Je suis contente que quelqu’un m’ait écouté et m’ait offert cette chance tout de même. » Sa main encore, encore alors que lui te hante, une chance que tu ne mérites pas, meurtrière.

Le sourire qui se fait absent un instant, avant de respirer, soulagée en apprenant que les autres ont survécu sans rien, eux vivront, à jamais. « Et toi ? Tu as été blessé ? » Tu le sens, tu le sais, qu’il ne serait jamais resté à la maison, qu’il serait parti aider les gens, qu’il aurait été plus courageux que toi, toi qui n’as pensé qu’à t’enfuir, qui n’a pensé qu’à toi. « Je veux bien un peu d’eau s’il te plait, j’ai encore du mal à bouger » Tout qui se mélange, les eaux qui se troublent alors que ses cheveux à elle apparaissent dans ta vision, alors que tu vois son regard à lui, tu aurais du les suivre, tout aurait été plus simple, pourquoi toi, tu as eu une chance de plus, pourquoi pas eux, pourquoi pas lui, et la larme qui coule simplement, alors que tu t’absentes, juste une seconde, n’étant plus là mais avec lui, sur le pont des marées déchaînées, tu restes là, la mélancolie qui vous berce, alors que tu essuies ses larmes, alors qu’il te prend par la main, là, es ta place, Abraham, Abraham. Lui caressant tes paupières pour apaiser ton esprit, et les sursauts qui te prennent, alors que la perle d’argent continue de glisser sur ta joue imparfaite, cette larme remplie de regrets, de secrets, de lui, de lui tout simplement, de tout ce que vous auriez pu accomplir si il n’y avait pas eu cette tragédie.

Les mots sont prononcés sur le ton de l'auto-dérision, mais ils brûlent l'épiderme, le coeur, qui se fane sous la sècheresse sous jacente, amertume qui se répand sous la surface, sournoise. une fille idiote qui s'est fait dégommer par un grapcorn.. une sévère dépréciation qui détonne avec la douceur infinie dont elle s'est toujours parée, le visage si délicieusement pur. Il reste quelques secondes interdit, soufflé par la violence de ses propre propos à son encontre, incapable d'accuser entièrement le coup. ressaisis-toi Ruben..ne reste pas sans rien dire comme un idiot la petite voix intérieure qui s'indigne de ce manque de réaction. - ne sois pas si dure avec toi-même, tu n'y es pour rien dans tout ça. pourtant, lorsque son regard s'accorde dans celui de Salma, il y a ce fond orageux, qu'il ne connait que trop bien, qu'il reconnaît trop bien; l'orage dévastateur de la culpabilité, des regrets que rien n'efface, qui restent là, et qui érodent la raison et l'estime de soi. A cet instant précis, il prend la mesure de son égoïsme. Parce qu'il n'a pas sû voir qu'elle était gangrénée, elle aussi, par ce fléau impitoyable, trop occupé à se débattre contre ses propres démons, il n'a pas vu la lutte intérieure qui la dévore. - Shh, tout ira bien, d'accord? Personne ne va mourir, surtout pas toi. Pas avant très longtemps en tout cas.

Aucune certitude, tout est flou, entouré d'un brouillard épais et qui ne semble pas se dissiper. L'instinct un peu rouillé, cabossé d'un optimisme qui trouve de moins en moins sa place dans les fissures des coeurs. Une chose se dessine pourtant clairement, et c'est une lueur d'espoir, inconsciente, qui s'allume et fend la brume; un espoir un peu timide qui perce, dans les débris de ces vies chahutées. L'autre visage, une Salma plus affirmée, qui prend la vie à bras le corps qui exprime ce qui se trame en dedans, sans compromis, sans entrave ni filtre. Une étincelle se fait, comme une sorte d'épiphanie; l'aurait-il méconnue jusque là, celle qui portait les promesses d'un avenir plus radieux? - Et toi? Tu as été blessé? L'inquiétude, toujours dirigée vers lui, Salma et son désintéressement pour elle-même, qui force tout de même une admiration sans faille. - oh, trois fois rien. . La baguette s'agite, mouvement souple du poignet pour attirer à lui le verre d'eau qui s'est rempli de lui-même. Les oreillers réarrangés à l'aide de la magie aussi, mobilité limitée du bras, les éclats de verre ont fait plus de dégâts qu'il ne veut bien l'admettre; il l'aide à se redresser avant de porter le verre à ses lèvres. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, évoquer le sujet qui lui trotte dans la tête: ces bribes qu'elles a murmurées dans cette semi conscience. Finalement, il se ravise.

Le trou noir qui se forme et toi qui est aspirée, tombant dans le vide, les yeux qui se ferment et tout qui revient, les moments d’avant, les moments d’eux, de vous et cette invincibilité, vous et votre jeunesse, les rires, les cris, les projets, les heures à passer devant le lac noir, à danser encore et encore, Arabella chantant et toi à les observer, à te rendre compte que ta vie ne pouvait pas être plus parfaite, ayant trouvé ta place, là, avec eux, à jamais, englobée dans ce groupe, l’adolescence qui commence à peine, les problèmes encore tellement loin, flous sur le chemin, sans te rendre compte que tout n’est qu’éphémère. Tu ne comprends pas encore Salma, que les chemins se séparent, que rien ne se passera comme prévu, que leurs bras, leurs chaleurs se dissiperont, que les cris de joie deviendront crissements, que la lumière de l’astre brulant laissera place à la glace, à la froideur, aux larmes d’argent qui coule, à la foutue culpabilité, de ces deux pierres tombales gisant sous les herbes mauvaises, rappelant que le temps passe, que les années pèsent sur tes épaules, que chaque minute où toi tu respires, eux deux crépissent sous la terre humide, chaque respiration est une insulte à leur mémoire, leurs noms te hantent, il te hante, lui et son rire, lui et ses moments qui n’appartenaient qu’à vous, qui s’étiolent maintenant que tu t’en rappellent que toute seule, quand les autres ne sont pas là, quand tu peux redevenir, un instant, un instant seulement, la Salma d’avant, celle qui excellait en cours, qui passait des heures avec lui, lui à la lisière de la forêt, à imaginer vos vies, ce qu’elles seraient après, après Poudlard, quand vous deviendriez des adultes, lui, toi, ensemble, évidence qui te semble amère, acerbe maintenant que les silences font place, lourds, pesants à en mourir à la place de sa voix douce, chaude dont tu perds déjà les sons. On sera toujours ensemble, à jamais, jamais je te laisserais tomber Salma, pas toi, pas nous, on est semblables, je m’accrocherai à toi Salma encore et encore jusqu’à ce qu’on soit vieux et qu’on ne se souviendra plus de rien, qu’on essayera de se ressasser les souvenirs lointains, nous forçant à en construire de nouveaux. Abraham et son enveloppe qui s’étiole, tout qui ne devient que brouillard alors que tu hurles son nom dans la pénombre, alors qu’il ne te revient qu’un écho qui te fait agoniser, tu deviens folle, tout n’est que brouillard, nuit noire et lui, lui n’est plus là, il ne sera plus jamais là Salma, avance, avance comme tu le peux Salma, en portant le poids de tes regrets parce que tout est de ta faute, tu aurais du être là, le protéger, tu n’as pas été là. Tu aurais dû mourir sur cette plage, le rejoindre, être enfin à ta place, là, dans ce lit, à vivre encore et encore, injustement, à agripper Ruben, le rendant prisonnier de cette auréole dorée alors que son cœur appartient à un autre, et toi, t’engluant à jamais, pour un souffle d’amour, pour un regard, pour oublier que tu es toute seule, que tu n’as plus personne. Personne ne va mourir, surtout pas toi. Ton regard qui se pose alors que tout se lit dans tes yeux, que les regrets amers se ressentent, parce que tu n’as pas le droit d’avoir la chance, d’avoir cette vie, ce sablier rempli de grains qui s’écoulent lentement, tu ne le mérites pas, pas autant que lui, lui qui avait tout, lui qui aurait du tout avoir, surtout du temps. « Je suis contente que tout ça soit terminé, je serai bientôt rétablie, je ne peux pas laisser la boutique comme ça trop longtemps. » Changement de sujet, pour oublier, oublier que tu respires, que tu es là, dans la chaleur d’une chambre, la main de l’être aimé qui se pose dans la tienne, pour oublier que le bonheur est à portée de main, pour oublier … « Si tu avais mal, tu me le dirais n’est-ce pas ? » Et les regards qui s’échangent, pour mieux se distancer, alors que tu es dans un autre monde, alors que tu aimerais redevenir la Salma d’avant, juste une minute, juste une seconde, redevenir la fille à la cravate d’ocre, revivre les soirées dans la salle commune avec lui, devant la chaleur de la cheminée, à parler d’eux, à parler de lui, de tout ce qui vous attendra. Juste un instant, un instant seulement, ressentir la chaleur de ses doigts, entendre de nouveau son rire, redevenir la meilleure amie de quelqu’un, redevenir la fille naïve que j’étais, ne plus avoir peur du monde. Ta main qui se resserre alors que tu le vois se raviser avant de dire quelque chose, alors que tu sens que quelque chose ne va pas, les battements de cœurs qui se font de plus en plus intenses, parce que tu le sens, tu le sais, qu’il t’a percé à jour, qu’il ne te regarde plus de la même façon. « Il y a quelque chose qui ne va pas ? Tu as l’air tourmenté. » Abraham, Abraham et ce nom qui hante ton esprit mais aussi le sien, si proche de ton secret, de tout ce que tu caches depuis des années, derrière ce masque de porcelaine craquelé.

Elle est ailleurs, l'esprit qui vagabonde, erre, et ça se voit. Le regard se voile, il y a cette tristesse infinie dans le fond des yeux et le pincement au coeur est cruel. Pour la première fois, depuis qu'ils se connaissent, même si en fait, ça ne fait pas si longtemps, il découvre la douce Salma sous un jour différent, plus profond, plus grave. Dans ses yeux, il lit l'empreinte de la compagne qu'il connait bien, dont il porte le poids, lui aussi; la culpabilité, l'amertume. Tant de regrets, brume âcre qui ne se remarque d'abord pas. Comment a-t-il pu passer à côté de ça, de cette souffrance maintenant qui lui crève les yeux, qui transpire si cruellement de tout son être. Pas celle du corps, non, celle de l'âme, celle du coeur. Celle qui est beaucoup plus tenace, plus insidieuse et qui ne lâche jamais tout à fait, ne laisse aucun répit. Foutue existence, trop cruelle, où le destin se moque bien des joueurs, donnant ses cartes avec mesquinerie. Les échines pourtant robustes, déjà courbées sous le poids de croix qui sont bien trop lourdes pour eux; désolation et mort à chaque carrefour, les choix qui sont impossibles, et des décisions dont ils ne ressortent jamais gagnants, jamais complètement indemne.

Déjà, elle change de sujet, pirouette agile pour ne pas se laisser empêtrer dans la morosité, un optimisme forcé, ou un réalisme cynique, parce qu'elle est celle des deux qui a le plus la tête sur les épaules, Salma. C'est elle qui est la plus raisonnable, la plus courageuse d'une certaine façon. Elle qui voit la réalité en face, lorsque lui, se tarit dans l'attente d'espoirs jamais réalisés. Il a la fougue et l'impétuosité, alors qu'elle a la sagesse et la discipline. Drôle de paire, association improbable, jetés dans l'arène sans aucun préavis, sans considération. - la boutique peut attendre, il faut te concentrer sur toi, pour une fois. Même allongée, dans cette chambre aseptisée, c'est à lui qu'elle pense, pour lui qu'elle s'inquiète. - Ça va pour l'instant, tant que je ne fais pas de mouvements trop amples...

Sa main qui se resserre, un éclair d'inquiétude se peint sur ses traits, la clairvoyance, ou lui qui n'a jamais su tourner autour du pot sans se trahir d'une façon ou d'une autre. Les sourcils froncés, lorsque ce prénom avait franchi la barrière de ses lèvres. Supplique inconsciente qui l'avait intrigué. La diplomatie n'est pas son fort, il marche sur des oeufs, Ruben, il ne veut pas la brusquer, forcer les remparts de ces souvenirs, mais sa question le met en porte à faux. - Non..  tu parlais avant de reprendre conscience. Tu semblais parler à quelqu'un en fait... Abraham? Les sourcils froncés, en proie à cette étrange incompréhension, avec l'impression indéfinissable de savoir, et à la fois ne pas savoir... s'il s'agit de cet Abraham là..

La fureur de vivre qui fait battre ton myocarde alors que la flétrissure macabre de sa peau délabrée se fait ressentir, alors que son souffle froid te fait frissonner, ton échine se courbant, les violons lents des pleurs des oubliés qui n’arrêtent pas de retentir, alors que toi tu restes là, le regard embué à le regarder flotter dans les vagues de l’abysse sombre, alors que les cris s’entremêlent que sa voix éteinte te murmure de le rejoindre. Ils flottent. En bas nous flottons tous, viens flotter avec nous. Ta main qui est si proche de la sienne, la nuit qui se met en place, les démons qui sortent, les squelettes victime de ta loyauté te hantant, épouvante à tout instant alors que lui, lui te regarde, lanterne flamboyante dans ce marécage de noirceur, pitiponk te guidant pour que ton cœur batte encore, pour que tout ne se finisse pas, là, ici, submergée par la douleur lancinante de cette blessure qui se guérit à peine, tu n’aurais qu’à fermer les yeux, arrêter de te battre, oser, avoir le courage de partir, de le rejoindre, lui, le zombie revenant d’entre les morts, lui offrant la paix de l’âme, le sommeil éternel. Ta main qui s’entremêle alors que tu continues de marcher sur le bitume, portée par son corps, le boulet du secret qui continue de brûler ta cheville, et tout qui veut sortir, tu l’as tuée elle, tu l’as tué lui Salma en ne disant rien, en continuant à être lâche, en continuant à croire que toute personne mérite une seconde chance, même lui, lui qui a retiré le souffle de tes deux amis et toi, qui n’a rien fait pour l’en empêcher, pour aller le prévenir, pour te mettre devant, quitte à te sacrifier pour lui, Abraham qui méritait tellement plus que toi, de vivre, lui qui avait tout trouvé, trouver le bonheur, lui qui avait trouvé une raison de continuer alors que toi tu n’étais qu’une enfant de solitude, au destin noirci, amoureuse d’une ombre, amoureuse d’une idée, d’un homme qui ne t’aimerait jamais assez, qui te regardera, ne voyant que les regrets d’un amour à jamais éloigné, toi qui ne sera jamais qu’un second choix pour lui, pour lui qui te regarde, et toi, tu t’en contenteras à jamais, rien que son sourire, rien que ça pour te rendre heureuse, preuve de ta vie maussade, te contentant toujours du peu, grattant les miettes laissées par les autres.

Les mots qui se délient alors que les corps souffrent, alors que l’âme fait son apparition, prenant enfin le premier rôle, alors que les masques tombent, alors que les faux semblants essaient de garder le cap, toi, qui essaie encore et toujours de ne pas penser à toi, de ne pas être heureuse, de te punir à jamais d’être vivante, vivante alors que lui git sous terre. « Tu devrais prendre quelques jours de repos, histoire de te remettre complètement, moi je sens que je vais déjà mieux, un jour ou deux et je reviendrai prendre les choses en main. » Travailler, tout oublier, oublier que tu avais cette impression qu’il y avait quelque chose près de toi, ce genre de choses qui donnent le frisson, ce fantôme flottant derrière toi, attendant que tu avoue tout, le jugement dernier qui approche, alors que l’autel des lamentations se dresse fièrement devant toi, toi qui n’arriveras jamais à t’absoudre de tout tes pêchés. Et puis tout qui s’effondre alors que Ruben prononce son nom Abraham, Abraham, Abraham et tout qui tourne alors que tu deviens colère, lionne, que tu n’es plus celle que tu étais, celle que tu as toujours essayé d’être, n’étant plus qu’un animal en colère. « De quoi tu parles Ruben ? » Le ton sec, la voix qui change, les mains qui tremblent et tout qui te trahit alors que les larmes ruissellent, alors que tout devient plus réel, alors que tu te rends compte réellement qu’Abraham ne sera plus jamais là, que son ombre s’étiole en volutes de fumée dans la pièce, te laissant seule avec lui, lui et sa chaleur, lui qui s’enfuira si il sait, si il sait qui tu es réellement. « Je ne connais aucun Abraham, tu as rêvé, tu as dû t’endormir. » Et tout qui se relâche alors que tes mains se posent sur tes tempes, alors que tu sais, que tu le sens, qu’il ne te laissera jamais tranquille, te hantant, tant que tu n’auras pas déposé le poids de tes fautes. « Tout ça te dépasse Ruben, tu ne comprendrais pas, tu n’as pas besoin de savoir. » Les mots qui sortent à peine, chuchotés, presque imperceptibles, alors que tout le monde sait pour la tragédie, alors que toi tu as réussi à te faire oublier, la gamine solaire, celle qui souriait sans jamais parler, celle qui était sa meilleure amie à lui, lui depuis toujours, elle qui a versé toutes les larmes de son corps pendant l’enterrement, à l’écart, rongée à jamais, à jamais hantée par ces mots en lettre de feu, tu l’as tué Salma, meurtrière.

L'air s'est considérablement rafraîchi, dans cette pièce exiguë, et une nouvelle Salma se dévoile sous ses yeux, plus farouche, plus féroce. Il n'avait pas vu le coup venir, la sècheresse dans sa voix, défensive, comme la biche aux abois, et pendant quelques instants, il reste sans voix, hébété par cette réaction qu'il ne lui aurait jamais associée. Salma, toujours si douce, si angélique. Dans le fond de son regard, une lueur de panique, et une douleur qui le prend aux tripes, qui lui dit presque ce qu'elle n'avoue pas, nie en bloc même. Abraham, le prénom qui flottait dans sa mémoire, glané dans les nombreuses conversations avec Marlie, petite soeur, jumelle quasiment, sans partager une goutte de sang. Juste une affection et un soutien sans faille. Il se souvient de sa détresse, les larmes versées. Le vide dans son regard, quand elle lui avait annoncé la terrible nouvelle. Compassion sans bornes. Il avait pu comprendre, partager, un peu, sa douleur. Il avait repensé à Angel, à Marta, dont les ombres ne quittent jamais son esprit.

tu as rêvé, tu as dû t'endormir... abasourdi, même s'il connaît la réaction première; elle avait été la sienne aussi, après leur mort, repousser ceux qui avaient voulu formuler à voix haute tout ce qui pouvait se rapporter au drame. Le choc se mêle à l'empathie, il est un peu déboussolé, et d'un autre côté, ce nouveau visage de Salma, plus affirmé, plus fougueux, plus agressif aussi... ça n'est pas pour lui déplaire. La réponse ne vient pas immédiatement.

Il a été dans cette position inconfortable, celle où la honte happe tout, un trou noir qui grignote tout espoir, toute sanité. Et puis chaque parcelle qui hurle un sos non verbal, tiraillement infernal. - tu ne comprendrais pas, tu n'as pas besoin de savoir.. un murmure, presque inaudible, croulant sous le poids de la culpabilité. - tu serais surprise.. écho tout aussi doux à cette quasi plainte, essoufflement d'une conscience déchiquetée.

Les maux qui se mélangent aux mots acerbes sortis de tes lippes craquelées, assoiffées de vie, d’une vie que tu lui as ôté à lui, à ta manière, le courage te manquant même en cet instant, au moment ou les masques vont enfin se briser, où tu seras de nouveau Salma, la Salma des temps perdus, celle qui aimait rire, qui aimait voler avec lui, à regarder les étoiles en imaginant le reste du chemin, lui, toi pour toujours et pourtant, il a été plus vite, sautant dans l’océan des astres, te laissant sur terre, la pesanteur comme unique prison, t’empêchant de t’envoler loin avec lui, de continuer cette aventure avec lui, lui qui était ton point d’ancrage, lui qui était ton soleil et qui te laisse la, dans une pénombre glaciale, dans une nuit noire où les monstres se nichent dans les recoins froids, où les vampires assoiffés n’attendent qu’un pas de plus pour se loger dans ta chair si chaude, dans ces veines palpitant, chaque battement étant une injure à leur mémoire, à la sienne, à lui qui revient à chaque fois te hanter. Tout te semble tellement différent maintenant, les lumières des lanternes s’éteignant petit à petit sur ton chemin, te laissant errer sur les flots de l’oubli, jusqu’à en perdre la tête, jusqu’à ne plus te souvenir de rien, n’étant plus qu’une ombre qui passe, qu’une fille qui aurait pu être tellement plus qu’un simple dommage collatéral d’une haine sous-jacente, amitié qui t’empoisonne, alors que les spectres reviennent des cimetières, alors que les regards se posent sur toi, dans le tribunal des hontes, les ombres continuent de te retenir, s’emprisonnant à tes poignets, pour que tout ressorte, pour que le démon te libère enfin, pour que tu puisses à nouveau avoir une courbe lunaire sur ton visage, toi à jamais dans une malédiction maussade.

Les larmes qui continuent de couler alors que tout te semble plus terne, alors que ton palpitant ne se fait que folie, alors que tout tourne et que tu aimerais t’apaiser, t’endormir pour ne plus jamais revenir, rester dans une grotte sombre, ne plus jamais le voir, lui qui serait la seule raison qui te pousserait enfin à renaitre, à tout laisser derrière toi, à te pardonner. « Abraham était mon meilleur ami. » Tout qui te revient, toutes les aventures, toutes les danses sur l’herbe humide, tout les verres de jus de citrouille versés en offrande, tous les pleurs, tout les cris, toute la vie partagée, alors que tout te semble vide, alors que l’espace d’un instant, tu as l’impression qu’il est là, réellement, près à passer le pas de la porte en te disant à quel point tu as été idiote de partir te promener toute seule, te promettant de retrouver ce grapcorn, te promettant de te venger à jamais, parce que tu étais son soleil, parce que il était tout ton monde. « Il est mort. » Les mots qui sortent, boulettes de plombs qui te brulent le cœur, le corps, l’âme, alors que toute la dimension se fait plus palpable, alors que tu avoue enfin, alors que tu en parles, pour la première fois à quelqu’un depuis des années, Abraham reprenant naissance ailleurs que dans ta mémoire meurtrie, alors que tu lui rends un peu hommage, enfin après des années. « Il s’est fait tuer le jour de son mariage. » Tu restes là, serrant les dents, le regard dur, te faisant violence à toi-même, alors que tu n’arrives plus à le regarder, Ruben, avec cette douceur qui te caractérise, parce que tu n’es plus vraiment toi-même, dans une transe. « Je l'ai tué. » Tes poings qui se serrent alors que tes ongles rentrent dans ta chair, alors que tu cherches la douleur, un moyen de contrôle sur ce qui se passe, un moyen de ne pas te perdre dans le néant.