… je te déteste. Il ne la déteste pas. Ce serait si facile, de céder à la haine, de se nourrir de toutes ces choses qui composent leur quotidien, cette noirceur qu’ils ont chevillée au cœur et au corps, tout ce sang qu’ils ont sur les mains. Il n’a jamais voulu se rebeller contre les siens, il n’a jamais voulu les perdre. Il n’a jamais cessé de les aimer, il ne s’est jamais permis de les oublier ou de les cacher au fond de son âme, là où il abrite ses secrets les plus sombres, les plus inhumains. C’est son fléau, son prix à payer pour sa défiance, pour s’être défait de la maxime familiale, sa solitude, son exil -- la punition infligée par les dieux pour avoir trahi son sang, comme Sisyphe ou Prométhée, la sentence est pérenne, douloureuse et absurde, il est condamné à les voir sans jamais pouvoir les toucher, ni les rejoindre, incapable de rire à leurs côtés ou de les aimer pleinement. Il ne peut plus être un fils ou même un frère, il n’est pas à la dérive sur le fleuve des enfers, il est échoué sur la rive adverse, si proche et si loin, et les eaux font rage dès qu’il fait un pas en avant. De sa caste il ne lui reste que les mémoires salées de sa jeunesse fanée, et elle. Elle et son sang qui est un peu le sien, les ichors mêlés quelque part à l’inconnu, le vermeil de leur enfance, qui croit encore en l’avenir, partagé, côte à côte sur le champ de bataille, elle et lui destructeurs et vainqueurs, pourpres étendards de leurs familles respectives, aînés des dynasties.

Il ne la déteste pas, il en est incapable. Et il sait qu’elle lui ment, qu’elle crache sa verve parce que c’est plus simple que d’affronter ce qui traîne vraiment au fond de leurs êtres, les vestiges de leurs sourires et de leurs confidences, des enfants disparus, d’un temps nécrosé dont ils ne sont plus capables d’extraire que les discordes, parce qu’elles rendent le présent tolérable. Les prunelles cobalt l’observe, déchiffre les affres et les douleurs, il les voit comme il les ressent, tous les assauts qui l’épuisent et la changent, la tasse au niveau du sol. - Non. Non il ne compte pas l’aider, et il sait qu’elle ne veut pas de son aide, qu’elle ne veut de l’aide de personne. Elle est têtue Bellatrix, trop fière, trop altière, elle prétend que rien ne la touche mais tout la torture, elle repousse les mains qui se tendent et les prétendants, les amours déjà présents. Il sait, cette assurance qui lui manque au fond, cette crainte de ne jamais être aimée, jamais assez, jamais autant qu’elle en est capable, il sait parce qu’il est en partie coupable de ses doutes, de ses blessures. - Ton âme et la mienne sont déjà condamnées, tout ce que l’on peut espérer c’est un peu de répit, c’est tout ce qu’on peut se donner. Personne d’autre ne peut comprendre, ces âmes qui ne font qu’une, maudites et profanes, qui pourrissent à l’unisson derrière les masques guerriers. Il sait bien que d’eux bientôt il ne restera rien. - Je ne te déteste pas, Bellatrix. Je suis là, pour des mots ou pour le silence, je suis là, une oreille à laquelle confier tes maux ou les ruines d'une vieille amitié pour écouter les échos de ton marasme. Je suis là.  Il est fatigué, Arsen, et qu’importe si les nuits sont longues il ne trouve jamais de repos, il est éreinté, c’est la paix qu’il désire, et la paix qu’il craint, lui qui ne connaît que la guerre.

Elle le regarde et elle voit tout ce qu'ils auraient pu devenir. Tout ce qu'ils auraient dû être. Lui et elle. A jamais ensemble. Toujours liés. Duo implacable. « Quel gâchis. » qu'elle crache sans même s'en rendre compte. L'amertume au fond de la gorge qui s'étale sur les draps immaculés. Tout l'alcool du monde ne parvient plus à calmer ses nerfs, endormir son esprit malade. Faire qu'elle oublie sa peine. Mais elle ne pourra jamais le voir comme un véritable ennemi. L'image de l'adolescent pour toujours imprimée sur ses rétines. Qu'importe qu'elle souhaite le détester de tout son être. Elle n'en n'est pas capable. Coup du sort. Vérité immonde. La vie qui leur joue des tours. Comme prédestinés à se déchirer. Lui et elle à blâmer. Leurs propres reflets qui leur renvoie cette culpabilité dérangeante. Deux monstres créés par leurs propres mains. Responsables de leurs chutes. Accrochés l'un à l'autre. Until death do us part. Mariage arrangé par leurs soins. Les alliances trempées dans le sang. Ils se sont choisis. Ils se sont maudits. Elle n'est même pas sûre de changer le cours des choses si on lui offrait la possibilité de retourner en arrière. Remonter le temps pour faire mieux. Elle ne changerait rien Bellatrix. Parce que c'est lui, parce que c'est elle.

« Tu crois vraiment qu'on a le droit au répit ? » Le repos des justes. Il leur sera toujours refusé. Leurs âmes damnées à la naissance. Elle retrouve son calme Bellatrix, comme emportée par la mélancolie. Anesthésiée par la peine et cette douleur qui lui écrase le myocarde. Les souvenirs vivaces de ce temps meilleur. Celui de l'insouciance. Ce temps où le monde leur appartenait. Utopie devenue uchronie. Réalité déformée par les cris, le sang et la destruction. Tout au nom de cet idéal qu'ils ne toucheront jamais du doigt. Ils ne sont pas des Dieux. Humains tombés en désuétude. Anges déchus. Quand le ciel s'éclaircira et que le glas retentira, il ne restera que des cendres.

Elle soupire, les armes baissées. La bataille déjà perdue. La guerre impossible à gagner. Seulement capables de se blesser par les mots. Mensonges assénés comme des coups de couteaux émoussés. Des bourrasques de vent. Du vide. « Moi non plus. Pas vraiment. » J'aimerais te détester. Je rêve de te haïr pour tout ce que tu es. Tout ce que tu n'es pas. « Je n'y arrive plus. » La haine qui coule dans ses veines, elle la réserve pour ses ennemis. Ceux qui lui ont tout pris. Eux qui ont éloigné Andromeda, Arsen, Sirius, Regulus. Qu'on ne m'en enlève pas d'autres. Le nom de Rodolphus résonne au fond de son crâne. Son image qui se tord, devient flou dans son esprit. Le cœur qui se déchire à l'idée de le perdre lui aussi. « Tu le sens, pas vrai ? » Ce mal qui me ronge. Cette douleur insupportable. La peur d'être seule. « Je ne sais pas comment exister sans lui. » C'est aussi simple que ça. Et ça suffit pour la suffoquer. Elle si forte. Elle qui s'est forgée seule. Toujours. Bellatrix qui se croit meilleure. Bellatrix, certaine de pouvoir vivre sans ces autres qui lui piétinent le cœur. Mais quand le soleil se couche, que la lune prend son tour de règne et qu'elle se retrouve seule, la peur étreint son cœur. Bellatrix qui ne vit que pour qu'on l'aime.

Il n’y croit pas. Au répit, au repos. Il est damné, Arsen, et elle aussi. Ils sont destinés aux enfers, au tourment. Leurs sorts scellés depuis la naissance, humains fracassés par la force de leurs propres convictions, détruits par les combats, rongés jusqu’à l’os, jusqu’à l’âme, par les horreurs de la guerre et le poids de leurs erreurs. - Non. Je ne pense pas qu’on y est droit, mais j’espère quand même que c’est ce qui nous attend. Dans ses yeux le miroir le plus fidèle de ses échecs et de ses regrets, en elle il voit cette lutte perdue d’avance, cette envie de reculer sans en avoir la faiblesse, incapable de tourner le dos à la cause qui a façonné leurs existences. Parce que baisser les bras, même un instant, ce serait admettre défaite, ce serait donner raison à l’autre, ça voudrait dire que tout ça, c’était pour rien, toute cette douleur, toutes ces trahisons, tous ces cœurs brisés. Ils ne devraient même pas avoir le droit de s’aimer, d’avoir ce sentiment qui subsiste à travers les ans. Il blâme leur promesse, leurs sangs mêlés, il sait bien qu’il se ment. - C’est tout le réconfort que je peux trouver. Qu’au bout, malgré tout, ils aient une chance de connaître la paix. C’est tout ce qu’il lui souhaite, peut-être pas dans cette vie mais dans la prochaine. - Ça serait plus facile, pour nous deux, s’il suffisait de se haïr. Ricane-t-il amèrement, comme seule réponse à son aveu. Il suppose que c’est le prix qu’ils doivent payer.

Les craintes de Bellatrix se mutent en griffes autour du palpitant du traître, elles écorchent les ventricules, en détachent les vaisseaux. Le visage impassible du professeur masque la douleur partagée, cette agonie qui se communique à celui qui a juré de la protéger, d’être là. Il acquiesce. Il le sent, pire, il le comprend. Ce monstre en dedans qui dévore la volonté d’être seul, cette gangrène implacable qui s’accroche à toutes les veines, insidieuse et déterminée, jusqu’à ce qu’elle s’agrippe à la gorge, qu’elle ôte le courage de se défaire de l’autre. Il sait, tant qu’il hésite, à se demander si cette peine n’est pas un peu la sienne aussi, la crainte constante de le perdre, de le voir se faire prendre par la guerre. Atticus qui est tout son contraire, fait de douceur et de patience. Atticus qu’il ne mérite pas, qu’il se refuse d’aimer à haute-voix. Mais Atticus qui le rend plus humain, alors que Rodolphus complète les ténèbres de sa cousine. - Tu ne sais pas, ou tu n’en as pas envie ? Le sourcil s’arque et les opalines se plantent dans leurs reflets, cet azur qui n’appartient qu’à leur sang. - Je ne pense pas qu’il y ait quoique ce soit dont tu ne sois pas capable. Il n’est pas là pour approuver la spirale et même si ses mots n’ont aucun écho, il n’est pas du genre à se taire pour plaire à ses interlocuteurs, qu’importe si ça fait mal, qu’importe s’ils refusent de l’entendre. - Y compris vivre sans lui. La palabre est accusatrice, tranchante et Arsen est inflexible dans son opinion du mangemort.

Elle ne peut pas s’empêcher de ricaner avec sarcasme. La plaisanterie de mauvais goût qui lui renvoie une image difforme de cette triste réalité. L’espoir ridicule de gamins qui pensaient avoir la vie devant eux. Ils ont bien grandi ces deux gosses. Et avec les années, les promesses se sont envolées, tâchées de sang. L'espoir s’en est allé. L’espoir, elle le broie d’une seule main Bellatrix. Elle l’anéantie sans même y penser. Ce monde n’est pas fait pour espérer. Il n’y a pas de place pour la candeur enfantine. Pas de place pour les sentiments heureux et les souvenirs qui s’y accrochent encore. Elle voudrait tout effacer, oublier à jamais. Ne plus sentir son cœur se serrer à chaque pensée qui se tourne vers eux. Ces êtres à jamais perdus qu’elle a choisi de détester. Parce que haïr est un sentiment terriblement plus simple à ressentir. Parce que haïr ne lui demande aucun effort. Elle peut se voiler la face jusqu’à tomber nez à nez avec eux. Lui. Le sourire est amer, dénué de tout plaisir. “Tu n’as qu’à faire comme moi. Compartimente.” Ment. Devient celui qu’ils veulent que tu sois. Comme moi. “La vie n’est qu’une vaste toile de mensonges.” Fatalité qu’elle a acceptée.

Elle se déchire de l’intérieur, chaque confession plus douloureuse que la précédente. Chacun de ses mots comme un couteau enfoncé loin dans ses chairs. Nue face à ce frère perdu. Pas de faux semblant, pas de mensonges. Rien qu’un corps qui pend lamentablement. Rien qu’une âme en perdition, un cœur brisé. Elle se donne toute entière à Arsen. Sans avoir à y réfléchir, sans prendre le temps de peser ses mots. Il sait déjà. De la même manière qu’elle sait et connaît sa peine. Leurs sentiments et émotions se mêlant dans une danse parfaite. Synchronisation dérangeante. Elle n’est plus certaine de savoir ce qui lui appartient et ce qui vient de lui. C'est peut-être ce qui les rend si unique. Si beaux. Les yeux dans les yeux, les pupilles qui se cherchent et se perdent. Il formule tout haut des questions qu’elle a refusé de se poser. Les réponses déjà naturellement formées au bord de ses lèvres. Sa langue claque contre son palais, incapable d’accepter la réalité. Elle hausse les sourcils en signe de défaite, un sourire au coin de la bouche. Bellatrix Lestrange, née Black. Le monde comme terrain de jeu. Elle ne connaît pas de limites. Capable du pire comme du meilleur. Ce qu’on ne lui donne pas elle le prend.

“Tu l’a toujours détesté.” qu’elle ricane, ses lèvres courbées en un sourire mutin. Bien sûr qu’elle serait capable d’exister sans lui. Mais il a mis le doigt sur la vérité Arsen. Et elle aussi. “Parce qu'il me garde dans les ténèbres. Parce que pour lui je mourrais.” Le sourire disparaît, remplacé par des yeux brillants. Entre résignation et détermination. Et si je décidais de ne plus lui revenir ? Est-ce que c’est ça que tu veux Arsen ? “Tu reviendrais s'il n’était plus là ?”