Ils étaient morts. Ou s’ils ne l’étaient pas encore, ils le seraient bientôt. Il n’y avait pas d’avenir, comme il n’y avait plus de passé. Mais chaque jour où ils étaient encore debout était une victoire, et chaque lendemain un challenge. Ca lui suffisait. Il ne parlait plus d’espoir, avait compris depuis longtemps que ça ne servait plus à rien. L’espoir n’était qu’un mot, un rêve. Les rêves ne protégeaient pas de la violence, de la mort. Il ne rêvait plus, il survivait. Un jour ils mourraient. Jusque là, ils se battraient, pour grappiller encore quelques heures dans ce monde en flammes. Au moins il n’était pas seul. Survivre avec elle, ça avait du sens. Chaque matin, il s’assurait d’abord qu’elle était bien vivante avant de constater qu’il l’était aussi. Ca l’aidait.

Elle le rejoignit à l’entrée du camp, sa guerrière amazone. Il embrassa sur regard sa démarche fière, sa machette bien affûtée, son regard flamboyant. Et il sourit. Elle seule avait encore cet effet sur lui, incroyable. Mais à présent ils étaient entiers, couple meurtrier qui ne se laisserait arrêter par personne. Seul il était une machine de guerre, mais avec elle il avait le sentiment d’être tout-puissant. Il aimait ça. La chute n’en serait que plus belle. « Prêt ? » Un hochement de tête bref. Toujours. « Ils m'ont l'air excité dehors. » Comme en réponse, de nouvelles vociférations, proches, se firent entendre derrière la barricade. Tiberius eut un rictus. « C’est mieux comme ça. » Se battre contre des enragés, c’était plus facile. Moins de remords, ensuite. Il s’assura pour la énième fois que son arme était chargée, huilée. Passa la main sur sa propre machette à sa ceinture, comme un talisman. « Puisse le sort nous être favorable. » Murmura-t-il avec un dernier regard pour Adelita. Une phrase souvent répétée, un mantra qui n’avait plus de sens si ce n’était pour souder la confiance qu’ils avaient l’un dans l’autre. Le sort, c’étai lui, c’était elle.

Puis, la porte s’ouvrit sur les enfers et il jaillit du camp comme la main armée de la Mort elle-même.

Du sang, partout. Des cris qui n’avaient plus rien d’humain, des grognements de bêtes, les griffes qui essayaient de les attraper, de les faire tomber. La folie dans des yeux qu’il ne voyait plus, sur des visages qu’il ne voulait pas croiser. Il était une machine, il répandait la mort pour ne pas tomber à son tour, pour ne pas devenir une de ces choses sans âmes qu’il massacrait aux côtés d’Adelita. Son bras frappait sans barguigner, sans pitié. Ses yeux allaient souvent vers elle au milieu de cette danse mortelle, pour s’assurer qu’elle était toujours là, pour jauger la distance et sans cesse veiller à ne pas être séparé d’elle. Tuer était devenu facile, automatique. Ne pas se faire tuer, il considérait que c’était toujours un coup de chance. Mais la garder en vie, elle, c’était un effort constant, la seule volonté qui l’animait.

Les bras douloureux, le souffle court, il porta les derniers coups avant de réaliser que c’était terminé. Qu’autour d’eux, il n’y avait plus que des corps sans vie, et que le silence s’était fait. Il porta à nouveau ses yeux sur Lita, toujours debout. Elle lui tournait le dos, il ne voyait pas son visage, mais elle était là, bien vivante. C’était tout ce qu’ils pouvaient demander, à ce stade. « Tu vas bien ? » Difficile à jauger, quand ils étaient tous deux couverts du sang noirâtre de leurs misérables victimes. Un temps, une seconde ou une minute peut-être, sans qu’elle ne réponde. Et puis sa voix qui s’éleva, cassée. « J'peux plus Tib. » Son cœur se glaça alors qu’elle tombait à genoux, et en un instant il fut à côté d’elle. Son arme abandonnée à son tour, il se laissa glisser à côté d’elle, les genoux plantés dans la boue pour se mettre à sa hauteur. Non, non. Ne me laisse pas. Son visage de guerrière portait une lassitude immense, une humanité trop longtemps refoulée. Et elle fit écho à un sentiment qu’il se refusait à ressentir. « Hey. Ca va aller. » Il lui prit le visage entre les mains, essuya d’un geste presque tendre le sang qui maculait ses joues et le tour de ses yeux en utilisant un coin de sa manche par miracle épargné par la sanie des monstres autour d’eux. « Lita, regarde-moi. » Ne regarde pas les corps, le sang, la mort. Il accrocha son regard, tenta d’y trouver une flamme, en vain. Mais il en avait bien assez pour eux deux, il ne la laisserait pas sombrer. Il avait tout perdu, mais ne pouvait la perdre elle. Il ne le permettrait pas. « C’est rien. Ils ne sont pas vivants. Tu les as délivrés, tu te souviens ? » Des mots souvent martelés, surtout les premiers temps. Pour justifier la barbarie, pour alléger leur conscience. Une vérité qui restait difficile à accepter, surtout après. Quand, comme en cet instant, ils restaient les seuls debout au milieu des gisants. « Si tu veux arrêter, je te suis. » Murmura-t-il dans un souffle. « Et on s’en va loin d’ici. » Acréantement martelé avec conviction, prêt à la mener au bout du monde pour voir la lumière revenir dans ses yeux. Mais au bout du monde, qu’avaient-ils à trouver ?

« Partir où ? » Il n’en savait foutrement rien, Tiberius. Il y en avait tellement qui avaient essayé de fuir, qui avaient essayé de trouver un havre ailleurs, et ils n’avaient plus jamais entendu parler d’eux. Ils n’avaient aucune certitude que des jours meilleurs pouvaient les attendre ailleurs, absolument aucune. Mais quitte à être condamnés, ici ou ailleurs … Quelle différence ? Ils pouvaient essayer, ils pouvaient toujours fuir ce marasme et espérer trouver quelque chose d’autre ailleurs. Ce ne serait sans doute pas mieux, mais ça pouvait difficilement être pire. Et tant qu’ils restaient ensemble, ils feraient face. Si Adelita avait besoin de fuir ce quotidien infernal, il partirait avec elle sans un regard en arrière.

Mais Tiberius n’était pas habitué à ce qu’elle montre la moindre faiblesse, et cela l’ébranlait. « J'peux pu respirer Tiberius. » Il l’enserra de ses bras sans rien dire quand elle se blottit contre lui, mais il aurait voulu pouvoir faire tellement plus … Il se sentait impuissant, désemparé. Si elle flanchait, combien de temps pourrait-il les porter tous les deux ? Il ne la laisserait pas seule, c’était une certitude. Il ne l’abandonnerait jamais dans ce monde horrifique où ils ne possédaient plus qu’eux deux. « Ca va aller. » Souffla-t-il une nouvelle fois, sans même savoir s’il y croyait réellement, simplement désireux de partager avec elle cette flamme qui semblait l’avoir quittée. « Tu nous emmènerais où ? » Il ne savait pas. Le monde tel qu’ils le connaissaient avant n’existait plus. « Ailleurs, loin … » C’était bien vague, mais c’était une promesse malgré tout. Il lui offrirait quelque chose d’autre que ce qu’ils avaient aujourd’hui, c’était tout ce qui comptait. Seulement, il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui révèle quelque chose qui allait tout changer. « Je suis enceinte. » Il se figea et son cœur rata un battement. L’information eu du mal à l’atteindre, sûrement parce qu’il la rejeta en bloc, par réflexe. Ce n’était pas possible. Suffoqué, il resta figé pendant de longues secondes. Puis une affreuse réalisation l’emplit lentement, et il écarquilla des yeux horrifiés tandis qu’un froid glacial l’envahissait. Un bébé. Ils allaient avoir un bébé. Ils se tenaient au milieu de dizaines de cadavres de monstres sans âmes, ils étaient couverts de leur sang, ils vivaient dans un monde où plus rien n’avait de sens, ils ne pouvaient pas avoir un enfant. Chaque jour, ils se lançaient dans une mêlée meurtrière où ils risquaient de perdre la vie. Ce n’était pas une existence viable pour deux adultes, ça l’était encore moins pour un bébé. « Tu es … enceinte ? » Balbutia-t-il finalement. Mais prononcer ces mots à haute voix lui fit l’effet d’un électrochoc et le ramena sur terre. Soudain il comprenait pourquoi Adelita s’était effondrée, alors que rien des horreurs passées ne l’avaient fait flancher. Et même si cette nouvelle l’avait terrassé lui aussi les premiers instants, il devait surmonter le choc et faire face. Pour elle. Et pour le bébé. Il la serra un peu plus fort contre lui, glissa ses mains dans ses cheveux, et son étreinte se fit un peu plus tendre. « Est-ce que tu veux le garder ? » Murmura-t-il, soudain animé d’une énergie nouvelle. Tout semblait s’éclaircir devant lui, au milieu de l’horreur la plus pure. « Si tu veux le garder, je te promets d’être là pour toi, et pour lui, et de tout faire pour lui donner une vie meilleure que celle-ci. » Il poursuivit, le cœur battant. « On va trouver un ailleurs, Lita. Il ne naîtra pas ici. »