Juin 1987

La soirée était déjà bien avancée, il n’aurait pas su dire quelle heure il était. L’heure de rentrer. C’était pas une bonne idée de traîner dans les rues ainsi, alors que chez les sorciers certaines têtes pensantes avaient eu la bonne idée de décréter un couvre-feu. Bonne idée, mauvaise idée … Personne ne contrôlait les allées et venues dans le monde moldu, et c’était pourtant là que résidait le cœur du problème. La bonne société sorcière n’allait pas se faire assassiner au beau milieu du Chemin de Traverse, hein ? Et ce genre d’idée tournait et retournait dans la tête de Tiberius, formant un magma informe qui embrouillait ses pensées, déjà mises à mal par la quantité d’alcool qu’il s’était envoyé en sortant du travail. L’impuissance le rendait fou, dernièrement. Les attentats qui se multipliaient, les Mangemorts qui agissaient impunément … Y’avait plus rien pour tourner rond, et il ne savait plus quoi faire pour se sortir la tête de tout ça, pour respirer un moment. De quelque côté qu’il se place, c’était le chaos. Sorciers et moldus mis dans le même sac pour une fois, ça faisait du changement. Pas le meilleur des changements.

Tiberius n’avait pas envie de rentrer. Il marchait sans but, errait pour le seul plaisir d’errer et de respirer l’air doux de juin, et ça lui faisait du bien. Il avait besoin de ça, de ce moment sans personne, pour prendre de la distance, pour calmer la tempête sous son crâne. Pour cuver un peu aussi, et ne pas subir les reproches d’Ada s’il rentrait trop éméché. Elle le louperait pas, elle le loupait jamais. Mais ça commençait un peu à s’éclaircir dans sa tête, à la faveur de la nuit. Les battements sourds de l’angoisse familière se calmaient, les pensées parasites s’évanouissaient peu à peu. Ca allait mieux, ça finissait toujours par aller mieux. Mais il n’avait toujours pas envie de retourner sur ses pas pour rejoindre l’appartement, et continua à avancer plus loin. La curiosité le mena jusqu’à un coin qu’il ne connaissait pas, et il s’arrêta devant une roulotte qui ne payait pas de mine, qui annonçait les services d’une voyante. Y’avait de la lumière derrière les rideaux, et sans réfléchir il se paya le culot de frapper. « Vous êtes encore ouverte ? »  Il lança à travers la porte fermée. Il voulait qu’elle ouvre, malgré l’heure tardive. Ca dormait pas, les voyantes, non ? Elles devaient mieux bosser la nuit, le noir devait favoriser les ondes ou les conneries de ce genre. Et Tiberius avait une soudaine envie d’interférer avec les ondes pour connaître sa bonne aventure. « J’suis désolé de venir aussi tard mais c’est hyper dur de vous trouver. »

Juin 1987
Les murmures qui s'amplifient. Les maux de tête qui s'intensifient. tu n'y arrives pas Sybille, tu n'y arrives plus à encaisser, à tout encaisser. Ils sont partis, et pourtant tu sens encore l'odeur de ta mère, le rire de ton père qui passe, qui traverse la pièce. Venge nous, bats toi, bats toi pour les opprimés. Tu restes là, noyée dans le silence, dans tes propres pensées qui te dégomment Tu vas te battre, pour l'ordre, pour eux, pour vos idéaux, pour cette guerre que vous devez gagner, parce que vous n'avez pas le choix, parce qu'ils auraient voulu que la lumière brille à nouveau, que le soleil éclaire les chrysanthèmes pour faire un halo, pour que les cimetières deviennent des images d'espoir, pour qu'ils ne soient plus que des héros, ayant mis leur pierre à l'édifice pour créer un mur de merveilles, les couleurs balayant toute la grisaille embrumant votre coeur. Tu es fatiguée, fatiguée de tout ça, de voir la peur dans le regard des enfants qui passent, le pas rapide dans les rues du chemin de traverse. Tu n'en peux plus d'aller aux réunions, la peur au ventre de voir des sièges vides, porteuses de mauvaise nouvelle, de voir la chaise de Rosen, d'Agatha, vides, à jamais dénuées de leur regard chaleureux, de leur rire qui embellissent encore un peu ta vie. Tu as froid Sybille, prête à aller te coucher, le ventre vide, les minables mornilles dans ta poche se faisant de moins en moins nombreuses.

Tu l'entends à peine quand il ouvre la porte, et pourtant son odeur prend toute la place dans la pièce. Tu souris, un idiot de plus, un éméché, venant voir la bouffonne, le clown de service, un curieux dont tu tireras les cartes mais qui ne croira rien de ce que tu lui dis, que ça soit vrai ou non. Tu ne penses qu'au bruit de clochettes des pièces, enivrant ton coeur, un repas de plus, pour un tour de plus. "Bien sûr, heureusement vous avez trouvé votre route, un signe du destin croyez moi." Difficulté surtout du aux litres d'alcools ingérés, tout doit être difficile à trouver quand le monde se penche tout doucement et que chaque pas est une épreuve de plus. Il n'aura que la main plus généreuse dans ce cas, souris Sybille, un idiot de plus. "Venez monsieur, les visions se bousculent déjà devant moi." Les pas qui se font hésitants, le corps qui s'imbibe. "Vous êtes perdus dans votre vie, ne sachant pas vraiment quel chemin prendre mais une femme, une rousse changera tout dans quelques mois ! Je vois des feuilles d'automne, proche de l'hiver et une balançoire !" Sybille acte 1, les mots qui s'inventent alors que tu pioches dans une de tes histoires inventées, en croisant les doigts pour que ça fasse mouche. "Il faut aussi que vous évitiez la glace à la pistache pendant un certain temps, ça pourrait apporter le mauvais oeil sur vous." Tout ton corps se raidit, le rire qui se fait proche, alors que tu essaies de rester dans ton personnage, ayant décidé de prendre le contrôle de cette image que les autres ont crée de toi, une image de cinglée.

Il ne savait pas à quoi il s’attendait, Tiberius, en frappant à la porte de cette caravane de voyante. Il ne croyait pas aux conneries de divination, et n’avait pas la moindre envie de savoir ce que le futur lui réservait. Le présent était bien assez prenant comme ça, il n’avait pas besoin d’y mêler des prédictions de malheur en plus. Mais il était curieux, et il voulait passer le temps. Persuadé de toute façon que cette bonne femme ne lui révèlerait rien de réel, il se fichait bien de perdre quelques pièces à un jeu de bonne fortune. Mais il fut passablement surpris de se trouver devant une femme bien plus jeune que ce à quoi il s’attendait. Bien plus jeune et bien plus mignonne. Qu’est-ce qu’elle faisait là-dedans ? Stupidement, il cru pendant une fraction de seconde avoir affaire à l’assistante de la voyante, mais pas du tout. Elle l’entraîna tout de suite à l’intérieur et sembla vouloir passer sans plus attendre aux choses sérieuses. Et sans parler tarif, qui plus est. « Venez monsieur, les visions se bousculent déjà devant moi. » Il se laissa tomber plutôt lourdement sur le pouf coloré en face d’elle, et n’eut pas le temps d’observer plus longuement le décor qui l’entourait que déjà elle commençait son baratin.

« Vous êtes perdus dans votre vie, ne sachant pas vraiment quel chemin prendre mais une femme, une rousse changera tout dans quelques mois ! Je vois des feuilles d'automne, proche de l'hiver et une balançoire ! » Tiberius la fixa, presque admiratif de voir avec quelle enthousiasme elle débitait ses sornettes. Il avait affaire à une pro, à n’en pas douter ! Elle n’hésitait pas, ça sortait tout naturellement de sa jolie petite bouche. Et le fait qu’elle soit aussi jeune, ça apportait vraiment une touche d’inédit à la scène. Il n’aurait pas autant apprécié si elle avait eu trente ans de plus, sûrement. « Il faut aussi que vous évitiez la glace à la pistache pendant un certain temps, ça pourrait apporter le mauvais œil sur vous. » Un rire le secoua alors qu’il comprenait enfin qu’elle se foutait de lui, tout autant qu’il avait eu l’intention – peu avouable – de se foutre d’elle en entrant ici. Alors il entra dans son jeu et poussa une exclamation incrédule. « Non ! Mon parfum préféré ! » Il brandit le poing dans un geste mélodramatique. « Mes ennemis me connaissent trop bien ! Ils veulent m’avoir par la glace, mais je ne les laisserais pas faire. » Il se pencha plus en avant, manquant de basculer de son pouf. Il récupéra plus ou moins dignement son équilibre, et fit mine de rien. « Vous êtes douée. Vous pouvez m’en dire plus ? Est-ce qu’ils empoisonneront la glace, ou le cornet ? Vous devez m’aider là, vous en avez trop dit ou pas assez. » Il voulait entendre quelles nouvelles envolées lyriques elles trouveraient pour cette glace qui allait lui apporter le mauvais œil. Ca semblait important. « Et est-ce que c’est cette femme rousse qui m’empêchera de manger de la glace à la pistache ? » Souffla-t-il d’un ton plus bas, presque pressant. Peut-être que sa vie en dépendait. Allez savoir.

Juin 1987
Et soudain tout prit un autre sens. Une nouvelle scène, un nouvel acte. Tu t’élançais entre les planches de bois, dégoisant inlassablement tout ce qui te venais par la tête. C’est comme ça que tu arrivais à les avoir, parce que souvent un mot, un seul les touche et les souvenirs jaillissent, et l’interprétation de leur mémoire sélective ne t’apporte que lucre alors que ta voix se fait chattemite, que tes yeux se font doucereux. Serpente déambulant jusqu’à leur coup, les entendant s’étouffer, jouissant de leur malheur, pour quelques misérables gallions, pour un repas de plus sur la table. Le paltoquet ne tient même pas debout et tu ne sais pas ce qui te retient de rire de ce rodomont à deux sous. Un soupçon de sympathie alors que le jeu se fait à deux, alors qu’il est bien plus difficile à amadouer que les autres, alors que tu ressens cette chaleur, cette flamme dans son regard, celle que toi tu as perdu depuis ce qui te semble être une éternité. Ton corps hâve qui se prend soudain une alacrité surprenante. Douce agonie infrangible, alors que la fatigue te caresse, alors que tu aimerais tout arrêter, avoir le courage de tout stopper, de te poser, de te laisser embrasser par une autre accolade, pour les rejoindre dans les cumulus blanchâtres. Tes iris smaragdines qui se posent, alors que tu entres de nouveau dans une transe, dans un nouvel âcte. Ne ris pas. Respire. Pense aux horreurs. Pense à la nourriture. Pense à l’énergie retrouvée. Un faquin de plus. Sûrement riche. Plus riche que toi. Un don simplement. Un don contre un spectacle. Une bouffonne qui rigole. Un amusement oublié. A l’aube déjà fini. Jabotes Sybille. Jusqu’à en crever. « Vos ennemis utiliseront vos plus grandes faiblesses contre vous, la pistache n’en est qu’une infime partie, une image de tout ce que vous aimez, qui va vous être arrachés si vous ne décanillez pas. Rien ne vous protégera de ce qui se prépare, vous serez seuls devant les flammes. Le bouclier qui vous servait jusqu’à présent ne sera plus que pacotille. Ils ne vous verront plus que comme une personne insignifiante, méphitique pour leur image. Vous allez vouloir entrer dans la lueur, dans la nitescence des autres, de ceux qui devraient être comme vous, mais ils vous tueront, les vôtres, et vos objurgations ne seront que vaines devant la lueur froide des éclairs émeraudes. » Tu reprends ton souffle, satisfaite de ton discours, l’un de ceux piochés dans ta mémoire et pourtant, ô pourtant Sybille, tu as ressenti toute la détresse, tu as vu ce jeune garçon différent, tu as vu sa vie, tu as vu que tout ceci n’était peut-être qu’édulcoré sur une vision inconsciente. Un regard qui veut tout dire, ou tu le vois autrement, non plus comme un client, non plus comme le donneur de ton repas du soir, mais comme un autre, un autre comme toi, une différence qui dégomme, qui pourrit, lui, toi, pareils, tellement pareils, à se cacher derrière des défenses rouillées, à se dégommer l’âme pour oublier que la solitude est partout, que personne ne vous attends réellement en rentrant le soir, que vous avez été brisés, trahis. Les douces plurivoques se font unies dans cet instant flottant ou tu n’es plus comédienne, ou tu n’es plus qu’une femme plongeant dans une page de vie. Tu reprends tant bien que mal. « La femme rousse vous sauvera de tout ça en vous tendant la main, en écoutant vos malheurs, en donnant de la force à ce en quoi vous croyiez, en mettant un peu de couleurs dans votre monde aigri, mettant un peu de vie dans votre solitude imposée. » Tu ne veux pas qu’il te pose plus de questions, tu veux simplement avoir ces foutus gallions, dormir, oublier cette soirée, oublier ta vie misérable. Alors tu continues ton discours, apagogique, pour que les vérités se noient dans l’absurde. « Éviter de vous promener dans les rues pendant quelques semaines mais ne rester pas plus de deux heures dans votre salon, la folie prendrait possession de vous sinon et vous serez conduit vers une mort atroce. » La mort, comme à chaque fois, ne jamais donner de visions heureuses, ne jamais donner de l’espoir, foutu espoir qui dégomme les hommes.

@Tiberius Mulciber désolé du temps d'attente chou

La glace à la pistache, la femme rousse, le mauvais œil … Autant de détails insolites, de mots qui semblaient avoir été piochés au hasard et qui soulignaient bien la futilité extrême de cette parodie de voyance. Et Tiberius était tout à fait prêt à s’en contenter, prêt à mettre la main à la poche pour payer cette jeune femme éthérée après qu’elle l’ait fait rire un moment, qu’elle ait égayé quelque peu cette soirée morose. Il n’était venu que pour ça, pour un divertissement innocent et sans conséquences. Il se méfierait des glaces à la pistache si ça pouvait améliorer les prochaines semaines, et il le ferait à chaque fois avec une pensée amusée pour cette fille qui jouait à Madame Irma dans sa roulotte au fin fond de Londres. Il croyait qu’elle allait continuer un moment ce jeu ridicule et continuer à lui vendre deux ou trois sornettes du même acabit, et il l’écouta avec toute l’attention dont son esprit alcoolisé était capable, le sourire démangeant déjà ses lèvres.

« Vos ennemis utiliseront vos plus grandes faiblesses contre vous, la pistache n’en est qu’une infime partie … » Ca commençait déjà si bien. Mais la suite résonna différemment, et l’usage qu’elle fit de certains mots fit naître un étrange malaise en lui. Une personne insignifiante, méphitique pour leur image, voilà qui évoquait un peu trop de souvenirs … Et la suite, ceux qui devraient être comme vous, ils vous tueront, les vôtres, devant la lueur froide des éclairs émeraude … Il n’avait plus envie de rire soudain, il se sentait pris de frissons et venait de dessouler aussi efficacement que s’il s’était plongé la tête dans une bassine d’eau glacée. Il fixa la fille en face de lui, cette voyante de pacotille qui venait pourtant de lui exposer ses secrets les mieux gardés en quelques phrases pas si sibyllines que ça. Le doute s’installa dans le creux de ses entrailles, recommença à le ronger comme il le faisait si souvent, et il essaya de l’écarter, de continuer à en rire. Ce n’était qu’une foutue coïncidence, un texte appris par cœur qu’elle balançait à tous ses crédules, et qui pouvait sûrement s’appliquer à des tas de gogos facilement effarouchés. Il eut un rictus, essaya d’émettre un rire qui se voulait narquois. Elle ne lui ferait pas peur, c’était hors de question. Et comme il ne pouvait feindre la componction, autant feindre l’amusement. « La femme rousse vous sauvera de tout ça en vous tendant la main, en écoutant vos malheurs, en donnant de la force à ce en quoi vous croyiez, en mettant un peu de couleurs dans votre monde aigri, mettant un peu de vie dans votre solitude imposée. » Encore des mots qui sonnaient justes, mais que Tiberius refusa de prendre comme tels. Il ne connaissait aucune femme rousse, de toute façon. « Éviter de vous promener dans les rues pendant quelques semaines mais ne rester pas plus de deux heures dans votre salon, la folie prendrait possession de vous sinon et vous serez conduit vers une mort atroce. » Voilà qui était déjà bien mieux ! Le danger de rester seul dans son salon, c’était tout de suite beaucoup plus léger et insignifiant et il préférait ça de loin à toutes les menaces qu’elle avait fait planer sur sa tête jusque là. Se faire tuer par papa parce qu’il l’aurait retrouvé ? Non merci. Devenir timbré à force de solitude dans son salon ? Oui, c’était jouable. Il préférait se concentrer uniquement sur ce qu’il voulait dans les prophéties de la voyante.

Il se recula légèrement et se passa une main dans les cheveux. « Oh waouh, je … j’ai pas de mots, vous m’avez époustouflé. » Ce n’était pas peu dire. Elle avait fait remonter en lui des pensées vulturines et il devait s’empresser de les chasser. « Non vraiment, je commence à avoir peur pour ma peau … A vous entendre, un reître pourrait m’attendre derrière votre porte. Et j’ai pas tellement envie de mourir aussi vite. » Ajouta-t-il, la mine déconfite. « J’aurais préféré que vous m’annonciez une belle rencontre, vous voyez ? C’était pour ça que je venais à la base, les menaces de mort j’en reçois suffisamment pour pas que vous en rajoutiez. » Gloriole de pacotille, tout pour diluer l’effroi trop réel qu’elle avait réussi à faire naître en lui. Il ne la laisserait pas plomber sa soirée. « Vous êtes sûre qu’elle n’est pas plutôt brune, cette rousse ? Ca m’arrangerait … » Il planta son regard dans le sien sans plus se dérober à ses yeux trop perçants, et lui adressa un sourire faraud.