Un battement manqué, le coeur qui, l’espace de quelques secondes, se croit revenu dans un passé mort et enterré. Il y a toujours autant de ferveur dans les veines, toujours cette tornade intérieure, lorsque la distance se réduit, lorsqu’il peut sentir, de nouveau, le souffle de l’amant d’autrefois sur la peau. Brûlant, il se consume de nouveau de l’intérieur, parce que les braises étaient toujours là, ardentes, un feu qui ne s’est jamais éteint. Il n’a suffi que d’un geste, quelques instants pour que ce qu’ils ont partagé, ce qui était devenu des figures de fumées, se ravive. Ils ne sont plus les adolescents insouciants, rien ne pourra effacer les dix années écoulées, les tourments rencontrés de part et d’autre. Pourtant, ensevelis dans le voile noir de cette nuit londonienne, ils font comme si, ils s’accordent une parenthèse, dangereuse tentation qui danse dans les prunelles.
La sensation est étrange, à la fois tellement familière, et en même temps, presque nouvelle. Redécouvrir le frisson sous les doigts qui se referment sur son poignet, pouvoir percevoir les battements dans la poitrine du cartomancien. Grisant. Tout se rappelle à lui avec une précision étonnante, le goût des lèvres jamais oublié, la chaleur devinée de ce corps autrefois appris par coeur, possédé si jalousement.

Rien n’est dit, aucun mot n’a sa place dans ce ballet des âmes qui se retrouvent, deux pièces d’un puzzle qui s’assemblent à la perfection pour ne faire qu’une. Ça brûle en dedans, toute cette passion enfermée, elle vibre si fort, prête à tout emporter sur son passage comme une déferlante incontrôlable, digue faiblarde d’une raison à deux doigts de céder. Les lèvres se retrouvent, chaleur qui se propage jusqu’au creux des reins, qui fait perdre toute attache avec la réalité. Comme il voudrait, lui rendre ce baiser, juste pour cette fois, oublier tout le reste, mettre de côté la décennie qui a presque fait d’eux des étrangers, sauf dans les songes, les fiançailles conclues, la vie qui a tracé un chemin tout autre. Il voudrait, pour un moment, être celui qu’il était dans les couloirs du château millénaire, se perdre avec lui, Astor, son tout, son éternel, son absolu. La paume vient à la rencontre de ce torse tant adoré, et soudain la piqûre de rappel, cruelle, l’amertume aussi, qui suinte dans les entrailles du lion. - This isn’t fair. Le regard assombri, les éclairs du désir mélangé à la colère. Elle aurait dû être apaisée par le passage des années, mais ce soir, elle ressurgit, avec tout ce qui n’a pas été dit. - You don’t get to dump me and now, ten years later, show up and act like nothing happened... Le recul qui étaye les paroles - What am I, a toy you can put aside and pick up again when you please? Cette véhémence dans le regard qui se fait plus féroce qu’elle ne l’est, le venin qui a rongé le coeur, déborde. If you really want it you need to earn it, fight for it. Presque une supplique au fond des yeux. - Be the man you say you are and face the music. Défi dans la voix, parce que l’enfant des routes n’a jamais su résister.

Céder sous l’impulsion des retrouvailles, réflexions passées à la trappe, Astor d’habitude si calculateur n’a pas su se retenir, tournesol faiblard qui ne peut résister à la lumière de l’astre. C’est comme rentrer à la maison après des années d’errance, se réfugier dans le connu, dans le confort de l’avant qui n’a rien perdu de sa saveur exquise. Secondes bénites pendant lesquelles il se redécouvre adolescent, enveloppé de la douce fureur de leurs seize ans, lorsqu’il n’y avait que l’autre, béguin transformé en amour transcendant, ne faire qu’un pour enfin respirer proprement. Ruben est le souffle de vie qui lui manque, l’improbable émotion qui sillonne sous la peau marbrée des cicatrices et des échecs en pagaille. Communion des corps au delà du temps, synergie vorace qui le possède alors que dans ses veines se débattent les contradictions de leurs avenirs cassés. Beauté macabre du sort qui se scelle au bord des lèvres. Il voudrait rester là, prisonnier de l’instant, des ombres autour qui ne les touchent plus, amants du n’importe quoi, fascination pour l’intense incendie, de sa bouche contre sa bouche, de son cœur qui s’accorde au rythme du sien. Avoir seize ans encore et se foutre des présages, au diable les impossibilités. Aime moi, comme avant, laisse moi réparer nos promesses, donne moi une chance de te prouver comme je t’aime encore, tellement fort.

Les suppliques sont silencieuses, elles se décomposent dans la ferveur d’un baiser bien trop bref. Le griffon rompt la tendresse, rancœur qui déborde des lippes délicieuses. – This isn’t fair. No i’ts not. Il accuse le coup sans broncher, retrouve sa posture, peint sur le faciès l’arrogance et la rouerie. La colère de Ruben est justifiée, et il est bouffé par les regrets. Il ne laisse rien paraître pourtant, plutôt que de chercher les mots pour le réconforter, plutôt que de cracher des excuses insipides, il se détache dans la pénombre, figure marmoréenne sculptée par un satyre barbare, artiste qui refuse de laisser son œuvre au monde trop longtemps, jaloux du partage, égoïste destin prêt à détruire l’effort plutôt que de le laisser vivre. - What am I, a toy you can put aside and pick up again when you please? Oh Ruben. - You know you’ve always been more than that. Fait exposé sans tremblement, vérité tranchante qui se détache sur un ton mécanique, empreint d’un certain agacement. Qu’il lui en veuille, qu’il le méprise de l’avoir blessé, qu’il le honnisse d’avoir prononcé le turpide mensonge – I don’t love you anymore – mais jamais, ô jamais qu’il n’ose prétendre ignorer les sentiments titanesques qui flottaient dans l’cœur de gitan. - Be the man you say you are and face the music. Long soupir alors qu’il rassemble les paroles, il n’a ni l’envie ni la force de s’expliquer, les choix appartiennent au passé, rien ne peut être changé, rattrapé, corrigé. – What would you have me do ? Tell you excuses we both know I don’t mean ? Il veut l’attirer dans une chasse aux prières, il le veut à ses pieds, suppliant, il veut qu’il cherche à se pardonner, qu’il lui prouve que certaines choses ne changent jamais, qu’il lui donne une raison pour mériter cette seconde chance tacitement demandée dans les gestes lascifs. Sauf qu’il ne peut rien lui dire, comment justifier la couardise et la vanité ? Tout ce qu’Astor a, c’est ce brasier jamais atténué. - What we had, it was a fairytale Ruben, those always end and not always the way we want ‘em to. Lâche. Réflexe du joueur en lui qui choisit la confrontation plutôt que de se révéler aimant, fou amoureux pourtant le serpent se réfugie dans les faux-fuyants qu'il s'est raconté chaque nuit depuis presque dix ans. - We both had to grow up, and that’s something we could only do apart. Because I thought I wouldn’t have a chance to grow old if I stayed by your side. Because I didn’t know the only thing I’d ever want would be to love you for as long as I possibly could, even if it meant that my path would end sooner.

Ce moment avait failli faire rejaillir l'étincelle, les ramener à une époque où tout était plus simple. Pendant quelques secondes, rien qu'une poignée de secondes, ils avaient fait un bond dans le temps, ils s'étaient retrouvés à l'époque de leur seize ans, insouciants et déconnectés de la réalité, dans cette bulle de rêve qu'ils avaient tout fait pour maintenir et protéger. Espoirs naïfs de deux gamins.
Mais trop de temps s'est écoulé, et trop d'embûches les ont séparés, le sont rendus plus désenchantés, plus sombres, chacun à leur façon. La bulle éclate; il n'en faut pas beaucoup, juste quelques mots, pour retomber violemment dans un présent morne et pesant, qui ne laisse aucune place à l'amour, à une histoire comme la leur. La chute est cruelle, mais l'illusion l'est encore plus: croire que les morceaux peuvent être recollés, que tant d'années après, il n'est pas vain d'espérer revenir l'un vers l'autre alors même que leurs chemins ont pris des tournants si différents, si diamétralement opposés.

Quand le coeur pleure, alors l'amertume transpire dans les mots, un certain venin qui se libère et gangrène la magie fragile d'un autre moment volé. - you know you've always been more than that. Il y a une certaine froideur dans cette phrase, la sensibilité piquée au vif, à vif; le serpent qui siffle lorsqu'il est en position de vulnérabilité. - Well it doesn't feel like it anymore. It hasn't since you threw everything away. Deux tempéraments, entêtés, entiers, qui s'entrechoquent, encore et encore, un affrontement qui n'annonce rien de bon, un orage après lequel il n'y aurait pas d'accalmie, un tsunami après le passage duquel tout est à reconstruire.
Mauvaise foi, encore un rempart, un artifice. La langue qui claque, un rire jaune chez le lion, dont le sang bout déjà dans les veines, l'huile sur un feu prêt à redoubler d'intensité, destructeur. - I don't want bloody excuses, just honesty. Are you capable of that? Il a l'estomac noué, Ruben, et la mâchoire qui tremble après avoir prononcé ces mots, l'ultimatum dessiné en filigrane. to set me free, set us free once and for all.

Justification mensongère, transformation de la réalité, pour camoufler ce qui se passe réellement au plus profond de l'être, le gouffre terrifiant au bord duquel ils se trouvent tous les deux, cherchant désespérément à ne pas se laisser happer. - Please, neither of us is that naïve. Everything comes to an end, eventually. All the more reason to cherish it for as long as we can, and give it a proper closure, don't you think? Couardise de la maison de Salazar, ici dans toute sa splendeur, nier l'évidence et enfouir la tête dans le sable. La lassitude est palpable, elle lui fait courber l'échine, au lion valeureux, dont le tempérament flamboyant semble s'élimer dangereusement, que remplace par un pessimisme bien trop noir pour un coeur aussi jeune mais qui a mûri trop vite. - Well... and what have all these years taught you. Astor? Désabusé, usé, comme si dix ans en avait été cent ou mille. because I learned that the scars on my heart spell your name and they are stitches that will never dissolve. that this love will always be a part of me, no matter what.

You threw everything away.
I know.
Dix ans, c’est toute une vie. Dix ans, c’était hier. Dix, c’est maintenant, revers des années passées qui le frappe, dévastateur, monstre de reproches qui le prend à la gorge. Idiot. Sa chance de bonheur évaporée, laissée là dans un recoin de ce monde, intact dans son esprit, scène implacable écorchée sur les parois de sa psyché. Le songe constant qui le hante, les questions de Ruben qui ne comprend pas, ses mains qui se tiennent aux siennes comme à une ancre dans la tempête, doigts entremêlés dans l’espoir qu’il ne puisse pas filer, le gitan, le voyageur, l’inarrêtable fugitif qui échappe à sa propre vie pour se garder de la mort. – I don't want bloody excuses, just honesty. Are you capable of that?  Sans doute, s’il avait le courage du lion, s’il pouvait se faire téméraire, l’espace d’un aveu, juste le temps de se dire ce qui compte, les mots baumes pour qu’enfin il puisse comprendre, que les griffes de la mémoire cessent de le tourmenter. – I told you what you needed to know, I did not lie to you back then. But I did not tell you everything. Il a gardé l’important pour lui, la vérité tout entière qu’il n’a jamais su se pardonner, ce raccourci vers le trépas qu’il n’a alors pas eu le courage de prendre, trop con pour comprendre que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si l’cœur ne vibre pas de l’ardeur des amours divins.

Le soleil qui veut de la franchise, qui oublie que le serpent se confond entre omissions et jeux de mots, jamais tout à fait menteur, jamais tout à fait sincère, funambule des lettres et de l’esprit, la langue comme arme et bouclier. – Please, neither of us is that naïve. Everything comes to an end, eventually. All the more reason to cherish it for as long as we can, and give it a proper closure, don't you think ? Ricanement sardonique sur le bord des lèvres avides d’autres retrouvailles, paroles qui s’enchaînent, meurtrières, chargées de peine et d’amertume, de je t’aime encore déguisés, d’insolence tressée d’une rivalité vieille d’une quinzaine d’années, à l’heure de leurs premiers face à face. – Closure is overrated. You of all people should know some wounds cut too deep to ever heal properly. Avouer de ne l’avoir jamais oublié tout en assénant un coup foudroyant, lui mettre sous le nez l’envie de ne jamais laisser la blessure se refermer, parce que c’est tout ce qui lui reste, tout en jetant du sel sur la plaie béante de sa rancune.

- Well... and what have all these years taught you. Astor?
– That I’ve never known heavier regrets than the love we shared and lost.

I never stopped loving you, don’t you get it ?
Du bruit dans la rue, l’opportunité de se défiler.
Un pas en arrière puis la sèche mélodie de la disparition comme unique au revoir.